Témoignages | Les 20 ans du Lierre | 2000
À l’occasion des 20 ans du Théâtre du Lierre, anniversaire fêté en décembre 2000, une petite monographie avec textes et photos a été publiée. Voici quelques-uns des articles qui témoignent de la place artistique occupée par le Lierre tant en France qu’à l’étranger.
Le Lierre rebelle
S’il y a un spectateur qui a tout vu au Lierre, chaque spectacle, chaque représentation, chaque répétition, chaque atelier pédagogique, chaque fête dans le hall du théâtre, c’est bien Dionysos. Assis au premier rang, debout et invisible sur scène, ou accoudé au bar un verre à la main, le dieu tutélaire du théâtre grec a semé la joie et la terreur sur tout le parcours du Lierre, chez les artistes comme chez les spectateurs, dans les tragédies comme dans les spectacles burlesques. Dionysos, parrain et fan du Lierre, Le Lierre, filleul et apprenti de Dionysos. Fidèles tous les deux aux origines enchanteresses et mystiques du théâtre, ils se surprennent – et nous surprennent – depuis vingt ans.
Bill Mahder
Président de l’association du Théâtre du Lierre
L'article intégral
S’il y a un spectateur qui a tout vu au Lierre, chaque spectacle, chaque représentation, chaque répétition, chaque atelier pédagogique, chaque fête dans le hall du théâtre, c’est bien Dionysos. Assis au premier rang, debout et invisible sur scène, ou accoudé au bar un verre à la main, le dieu tutélaire du théâtre grec a semé la joie et la terreur sur tout le parcours du Lierre, chez les artistes comme chez les spectateurs, dans les tragédies comme dans les spectacles burlesques. Dionysos, parrain et fan du Lierre, Le Lierre, filleul et apprenti de Dionysos. Fidèles tous les deux aux origines enchanteresses et mystiques du théâtre, ils se surprennent – et nous surprennent – depuis vingt ans.
Quel est leur secret ? Comment font-ils pour nous émouvoir encore et toujours ? C’est simple. Depuis vingt ans, le Théâtre du Lierre, sur les suggestions excessives de Dionysos, traverse, emplit et nourrit un espace intime et bien précieux : notre imaginaire. Chaque spectacle trouve le chemin qui mène vers un pan jusqu’ici inexploré de notre sensibilité. Que l’on voie une production du Lierre de loin ou de près, on est touché, Dionysos s’en charge. De loin, on s’émerveille devant les couleurs vives, la justesse des formes, la finesse des lumières, le retour éternel et inlassable du désir. De près, dès que l’on accepte qu’une pièce nous rentre dans la peau et qu’il y va de notre vie, c’est notre imagination, nos mouvements, notre langage, notre musicalité, notre être même qui sont bouleversés. En même temps, ce n’est pas si simple que ça. Il ne suffit pas de plonger dans l’imaginaire. Le lierre – la plante guérisseuse aussi bien que le théâtre accrocheur – ne peut s’épanouir sans support stable et échange dynamique. Le support vital du Lierre, c’est nous. Si le Lierre tient depuis vingt ans, c’est grâce à une relation privilégiée et vivante, voire symbiotique et passionnelle, avec des spectateurs fidèles qui donnent autant qu’ils reçoivent, une foule de spectateurs en quête de communauté qui aiment vivre ensemble sous le toit magique des expériences partagées.
Et ce n’est pas fini. Le Lierre et son public continuent à élargir leurs horizons. Après Le Sang des Labdacides, une tétralogie qui a été jouée devant des milliers de spectateurs pendant trois saisons, le Lierre explore de nouveaux territoires en 2001. Avec La Cantate Rebelle. Nous, les spectateurs, nous aurons l’occasion d’accueillir cette création au Lierre et dans d’autres théâtres mais également dans des espaces théâtraux inattendus en France et à l’étranger. Spectacle sans texte, La Cantate rebelle nous reliera, par l’imaginaire, avec nos secousses identitaires, avec le monde premier et perdu de chacun.
A noter qu’en verlan, lierre devient “relier”. Dans les pages de ce livre, qui commémore les vingt ans d’existence du Théâtre du Lierre, vous verrez des images et des témoignages frappants qui laissent entrevoir, je l’espère, ce que le Lierre a de plus singulier: les artistes qui ont donné vie aux productions “maison”, bien entendu, mais aussi cette entente extraordinaire entre nous et le Lierre.
Grâce à cette complicité, voulue depuis les débuts de la compagnie, les artistes du Lierre, l’équipe permanente du Lierre, les compagnies accueillies et les spectateurs se sentent chez eux au Lierre.
Que le Lierre et son public, en compagnie de Dionysos bien sûr, continuent à se surprendre pendant encore bien des années.
Bill Mahder
Président de l’association du Théâtre du Lierre
Repères
Depuis l’époque où le Lierre était une compagnie de théâtre universitaire, j’ai privilégié le travail d’équipe. Aussi je ne parlerais pas qu’en mon nom. Nous aimions ce théâtre fait par des gens ayant des affinités électives et œuvrant ensemble. Nous savourions l’indicible parfum de leurs spectacles. Nous voulions travailler sur ce terrain artistique sans en connaître les contours. Aussi, la compagnie du Lierre, comme le théâtre du même nom, fût bâtie par une très jeune équipe d’acteurs.
Farid Paya
Directeur de la Compagnie du Lierre
L'article intégral
Depuis l’époque où le Lierre était une compagnie de théâtre universitaire, j’ai privilégié le travail d’équipe. Aussi je ne parlerais pas qu’en mon nom. Nous aimions ce théâtre fait par des gens ayant des affinités électives et œuvrant ensemble. Nous savourions l’indicible parfum de leurs spectacles. Nous voulions travailler sur ce terrain artistique sans en connaître les contours. Aussi, la compagnie du Lierre, comme le théâtre du même nom, fût bâtie par une très jeune équipe d’acteurs.
Une équipe artistique est formée de gens ayant des similitudes, des différences, des complémentarités. Mais cela ne va jamais de soi. Une éthique commune vis-à-vis du public, une volonté de partage des techniques de l’acteur et une même rigueur dans le travail sont indispensables. Car les drames usuels et banals de la vie nous guettent à tout instant et peuvent balayer les meilleures intentions.
Au fil du temps, notre groupe s’est enrichi de personnes ayant en charge l’administration, la technique, les relations avec le public. Nous avons tenu à conserver l’idée d’équipe, refusant les clivages artificiels entre artistes et les autres personnes travaillant au Lierre.
Bien sûr, chacun joue son rôle dans un théâtre, mais trouver à tout instant le dialogue est une des tâches les plus ardues, car elle consiste à trouver le meilleur équilibre – souvent précaire – entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif. Le travail d’équipe doit être doté d’un fort propos artistique et d’une éthique : apprendre à s’accepter et vivre ensemble autour d’un projet. C’est ainsi un acte politique. L’exemple le plus récent, nous l’avons vécu avec Le Sang des Labdacides, quatre spectacles à l’affiche pendant trois saisons, où une équipe a su faire cause commune, sans dissension, en transformant chaque soir le hall du Lierre en agora, ce lieu de prise de parole publique que les Grecs, inventeurs de la démocratie, affectionnaient.
Au plan artistique la notion d’équipe était un impératif, car seule cette forme d’organisation permettait de travailler dans la durée afin d’entamer un réel processus de recherche. Nous voulions que le corps et la danse, la musique et le chant soient parties intégrantes de nos spectacles. Mais, faute de repères dans l’environnement artistique français, il nous fallait chercher ailleurs. Nous ne cherchions pas du nouveau comme seule finalité. Nous voulions aussi renouer avec les racines du théâtre. Le théâtre est toujours né d’une alliance entre le texte, la musique et la danse. Tout le théâtre traditionnel oriental encore vivant – nô, kathakali, ta’zieh, et tant d’autres – ainsi que la tragédie antique ont procédé de cette alchimie.
En Occident, cette tradition s’est perdue au cours du XVIIIe siècle. Retrouver les joies du spectaculaire avec des langages d’aujourd’hui était notre pari de départ. Aussi avons-nous répété pendant neuf mois Les Pâques à New York pour établir des techniques indispensables à une telle démarche. Nous avons travaillé sur des chants traditionnels de multiples pays ainsi qu’à partir de techniques corporelles orientales ou occidentales.
Nous vivons dans une société dominée par l’individualisme, réfractaire au reste du monde. Les conventions théâtrales en vigueur reflètent cet état de fait. Aussi, notre collectif en quête de jeu de danses et de musiques traditionnelles – notamment extra-européennes – nous faisait passer pour une bande d’hurluberlus.
Notre seule expérience satisfaisante avait été la création du spectacle Les Pâques à New York à la Cartoucherie, au Théâtre de l’Aquarium, qui avait mis à notre disposition son théâtre clef en mains pour y travailler en toute liberté. Les autres théâtres qui programmaient ou refusaient nos premiers spectacles professionnels criaient au risque en se demandant s’il fallait convoquer la presse théâtre ou la presse musique, les amateurs d’opéra ou ceux de théâtre. Alors nous avons pris ce risque nous-mêmes. Avec un million de dettes, le 5 décembre 1980, après seulement trois ans de vie professionnelle, nous ouvrions notre théâtre, le Lierre.
Nous avions voulu un théâtre pour la tribu mais aussi une maison pour les spectateurs. Cette relation est importante. Je dis bien spectateur, car chaque personne qui entre dans un théâtre est digne de respect. Nous avions déjà fait l’expérience de jouer de manière conventionnelle devant un “public”, notion parfois péjorative tant les spectateurs, c’est-à-dire les personnes, sont assimilés à une masse anonyme. Nous ne voulions pas de cela. Bien que très jeunes dans la profession, nous voulions notre lieu, afin d’être autre chose qu’un produit offert à des inconnus. Nous voulions être des hôtes recevant leurs amis.
Donc en plus du fait artistique, nous avions une seconde motivation forte pour ouvrir un lieu : partager notre vie avec des personnes et non un public anonyme, en créant un climat de convivialité en rupture aussi bien avec l’austérité que les falbalas de bien des lieux de théâtre. C’est pourquoi le hall du Lierre a de tout temps été un lieu d’échanges entre l’équipe du Lierre et les spectateurs.
Le théâtre est un art. Il peut n’avoir aucun rapport avec la culture. Celle-ci est un ensemble de valeurs, de significations, de savoir-faire créant des liens entre des gens pour donner sens à la vie commune à travers la notion de solidarité. Si le théâtre contribue à tisser des liens humains, alors, et alors seulement, il s’élève au rang de culture. Ceci ne nous est pas donné. Il s’agit d’une quête.
Le socle politique de la démocratie est le dialogue. Cela non plus ne va pas de soi. Cette quête devient de plus en plus difficile dans une société qui abandonne ses valeurs fondatrices et nie la solidarité sociale pour se plier à l’individualisme, source de solitude et de détresse.
La société change, aussi la notion d’équipe a évolué au Lierre. Il nous a fallu devenir plus radical quant à nos choix de départ. Des fidélités de fond se sont dégagées. Il est des acteurs, des scénographes, des éclairagistes, des administratifs qui, même s’ils nous ont quittés, ont laissé des traces indélébiles. A présent, nous nous définissons artistes associés tant chacun est, humainement et artistiquement, responsable d’une démarche artistique. Aussi, de nombreux acteurs du Lierre ont fait des mises en scènes ou animé des ateliers pédagogiques afin de communiquer le savoir acquis à d’autres : chant, mouvement, relation humaine sur un plateau, etc. Ce travail d’équipe centré sur la recherche nous a permis d’innover constamment et d’explorer les contrées multiples du théâtre. Néanmoins, les artistes ne sont pas seulement ceux qui sont sous les feux de la rampe mais aussi ceux qui œuvrent dans l’ombre, tant la créativité n’est pas le seul apanage des acteurs ou des metteurs en scène.
Nous avons voulu tout à la fois nous ouvrir sur le monde et nous ancrer dans la réalité d’une cité : d’une part, créer des spectacles, les jouer au Lierre, en France, à l’étranger et dans de grands festivals ; d’autre part, établir une relation de voisinage avec les spectateurs de notre quartier en intervenant à l’aide de nos techniques théâtrales dans les milieux défavorisés ou dans les lycées et les collèges. Ainsi, la présence d’une équipe permet ce que j’appelle “du libre exercice du grand écart”. Cette démarche est une réponse à deux dimensions contradictoires de notre monde : l’éclatement des frontières grâce aux transports, à l’information et à l’économie ; la volonté d’avoir, malgré la mondialisation, un point d’ancrage et des espaces d’identification. Ce chemin esquissé dès la première saison du Lierre a pu s’affiner grâce à l’expérience.
L’équipe d’artistes associés ne participe pas nécessairement à tous les spectacles produits. Certains consacrent du temps à la vie locale du théâtre. Nous sommes tout à la fois nomades et sédentaires. Notre pauvreté de départ nous a relégué dans un des quartiers les plus défavorisés et excentrés de Paris. Nous ne le regrettons pas. La marge, la bordure de la société, est souvent l’espace où s’opèrent les plus grandes mutations sociales. Un certain conformisme a voulu nous marginaliser au sens de l’exclusion, amalgamant la misère de notre quartier, son inaccessibilité, nos difficultés financières et notre singularité. Mais les spectateurs n’ont pas été dupes, ils ont été au rendez-vous dès le départ. Le 5 décembre 1980, vacillants de fatigue, nous vîmes arriver les premiers spectateurs et bientôt la salle fut pleine. Après une reprise du spectacle Les Pâques à New York, nous avons joué pendant cinq mois Œdipe-Roi et Désormais, spectacles hybrides refusés par les théâtres du centre ville. Sans les spectateurs, le Lierre n’aurait jamais tenu une seule saison.
En juin 1981, un premier pari était gagné : le théâtre existait pour de bon. Nous avons joué trois spectacles et accueilli des milliers de spectateurs. Mais d’autres obstacles plus sournois nous guettaient. L’idéologie dominante, faite de lenteurs administratives et la réticence, toute humaine, à reconnaître l’innovation, a fait que, tous gouvernements confondus, nous avons connu des années de sous-subventionnement malgré la réussite publique et internationale de nos spectacles. Même lorsque nous atteignions des taux de recettes propres de 75 % (les théâtres font en moyenne 25 %), nos subventions restaient dérisoires et notre endettement catastrophique.
Car les recettes ne permettent jamais d’amortir l’investissement nécessaire à la production d’un spectacle. Nous avons été confrontés à un double langage pervers de la part des institutions. Derrière des argumentaires variés, il y avait deux messages : soit le Lierre va bien puisqu’il fait des recettes, soit le Lierre va mal car il a des dettes, dans les deux cas, inutile de le subventionner ! Il a fallu se battre violemment. Là encore, sans notre public nous n’aurions pas gagné.
Lorsqu’en 1988, avec 1,8 million de francs de dettes et 600 000 francs de subventions annuelles (ce qui est dérisoire quant aux besoins d’un théâtre) nous étions au-delà de la faillite, un vaste comité de soutien se forma. Il recueillit en une semaine près de dix mille signatures. Cela nous a permis d’engager enfin des discussions avec l’État et la Ville de Paris. Nous en avons tiré une double leçon : sur le terrain de l’innovation, la négociation paisible n’est pas aisée ; le spectateur citoyen peut faire fléchir le pouvoir.
Au fil des ans, le Lierre s’est ancré et à présent autour de nous la ville se transforme. La pointe sud du XIIIe arrondissement se rénove. Nous sommes désenclavés. Un nouveau réseau de transports urbains nous place à moins de dix minutes des grands centres parisiens. Nous en sommes heureux car cela facilite l’accès des spectateurs à notre théâtre.
La présence de la Grande Bibliothèque, de galeries d’arts, la venue prochaine de complexes cinématographiques, nous situent dans un quartier nouveau où des bâtiments anciens sont cependant rénovés. La prochaine implantation de l’Université Paris VI se fera dans les Grands Moulins de Paris, à proximité du Lierre.
Le 91 quai de la Gare, ce bâtiment plein de mystères, avec sa tourelle moyenâgeuse, devenu un vaste complexe d’ateliers d’artistes, nous est proche géographiquement mais aussi émotionnellement : il a abrité, alors qu’il n’était encore qu’un immense espace désertique, la première salle de répétition du Lierre. Toutes ces activités dans notre voisinage nous mettent au centre d’un quartier en effervescence.
Ce n’est pas pour autant que nous abandonnerons nos idéaux, conscients que rien n’est gagné. Nous sommes, dans le jargon administratif, une “structure intermédiaire”. Ni un théâtre institué par l’État, ni une compagnie sans feu ni lieu, mais un îlot de résistance. Un lieu qui ne veut pas céder aux mirages des modes, au vedettariat, car, ce faisant, nous détruirions la matière vive de notre théâtre : les artistes associés et la relation privilégiée avec les spectateurs. A ma connaissance, aucun théâtre ou centre dramatique national ne possède une équipe d’artistes aussi fidèles ayant un savoir-faire théâtral, musical et corporel. Aussi, même si ce statut reste flou et nous pénalise au plan des subventions publiques, nous tenons à l’identité que nous avons forgée et nous espérons développer une vision du théâtre où il y aurait le moins de cloisons possibles entre les arts de la scène, entre artistes et spectateurs, entre la vie de notre quartier et nos voyages internationaux, convaincus que le cloisonnement mène à la sclérose et fabrique des morts-vivants.
La vie ne peut être segmentée. En ce sens, nous restons un espace de résistance pour défendre le vivant, cette force rebelle qui surgit entre des êtres libres, en mouvement, en dialogue et reconnaissance.
Farid Paya
Directeur de la Compagnie du Lierre
Le Lierre, une troupe et ses spectacles
Connaissez-vous beaucoup de metteurs en scène qui, lors de la création d’un nouveau spectacle, ne déclinent pas dans un programme et un dossier de presse la liste de leurs créations antérieures ? Je ne dis pas que Farid Paya soit le seul à s’en dispenser mais je connais bien peu d’exemples de ce comportement. Qu’induit-il ? Pour Farid, certainement pas qu’il se veuille un autre lui-même chaque fois qu’il s’engage dans un nouveau projet. Il ne renie rien, n’a rien à renier, fidèle à lui-même et à ceux qu’il aime.
Raymonde Temkine
Critique dramatique, auteur de livres sur le théâtre
L'article intégral
Connaissez-vous beaucoup de metteurs en scène qui, lors de la création d’un nouveau spectacle, ne déclinent pas dans un programme et un dossier de presse la liste de leurs créations antérieures ? Je ne dis pas que Farid Paya soit le seul à s’en dispenser mais je connais bien peu d’exemples de ce comportement. Qu’induit-il ? Pour Farid, certainement pas qu’il se veuille un autre lui-même chaque fois qu’il s’engage dans un nouveau projet. Il ne renie rien, n’a rien à renier, fidèle à lui-même et à ceux qu’il aime. Quand on est de ceux qui le connaissent de longue date et ont assisté à ses spectacles dès la création du Théâtre du Lierre, on sait qu’il est toujours passé outre les frontières artificiellement dressées entre théâtre, musique, chant, danse et qu’il est devenu maître dans l’art du chant a cappella. Non, Farid ne fait pas cas de ses états de service (“Je ne suis en rien propriétaire”, dit-il dans la préface de son livre, La tragédie grecque) parce qu’il vit le théâtre comme l’œuvre d’un ensemble de comédiens-chanteurs, scénographes, musiciens… qui, sous sa direction, sont tout comme lui le Lierre, troupe, vraie troupe, dont les désirs et les goûts sont accordés, “équipe théâtrale soudée”, mais non point communauté close. Et ce sont Les Nouvelles du Lierre qui périodiquement annoncent ce qui se fait et se prépare dans ce lieu de convivialité, à des spectateurs assidus qui savent ce qu’ils viennent y rechercher, et qui l’y trouvent. Le Lierre est ouvert, accueillant. Aussi, de saison en saison, nous nous y retrouvons plus nombreux en terrain connu, et même un peu – ou beaucoup – entre amis, car rien ne lie comme les émotions de théâtre éprouvées ensemble.
Emotion de théâtre, oui, laissant des souvenirs dont certains, très précis même lointains, jalonnent un parcours que les plus anciens spectateurs assidus peuvent partager avec moi. Farid Paya était encore élève ingénieur de l’Ecole Centrale quand il se lança avec des camarades dans la présentation d’un spectacle charmant, Bonjour Clown, d’une grande fraîcheur. J’en garde – si loin déjà, 1975, – plutôt une impression générale mais je n’ai jamais oublié ce coup d’essai plein de promesses. Le jeune metteur en scène m’avait pris là à son hameçon. Dès lors, je n’ai pas manqué de me rendre aux spectacles qui suivirent, toujours en confiance et jamais déçue.
Faisons étape en 1985, le Lierre crée L’Opéra Nomade, un spectacle de sons et de rythmes ; aucun instrument, tout a cappella. Trois couples très typés, des trimardeurs, des routards, des excursionnistes se rencontraient en pleine campagne ; entre eux alors des rapports changeants – de l’agressivité à la séduction – qui s’exprimaient en d’admirables chants et mettaient également en jeu le corps des comédiens. L’Opéra Nomade se donna aussi, hors Lierre, dans quelques gares de province. Spectacle en soi mais matrice de ceux à venir, en particulier Electre, interprétation très libre du mythe. Farid témoignait, dans sa mise en scène, de son goût pour les couleurs rutilantes demandées pour les costumes à Jean-Pierre Capeyron, leur concepteur, qui évoquait une civilisation des confins, riches étoffes et matériaux rêches. Le cycle mycénien inspira à Farid (1989) Le Procès d’Oreste, cette fois uniquement de son écriture, où il propose de nouveau sa vision personnelle du mythe. Remontant l’arbre généalogique de la famille des Atrides, Farid imagine Oreste aux enfers qui demande à être jugé ; et il se réclame pour sa défense d’une hérédité si chargée qu’elle s’est faite destin. Ainsi sont appelés à comparaître devant nous les frères ennemis, ancêtres d’Oreste, Atrée et Thyeste s’affrontant, hirsutes, à grands coups de troncs d’arbre : horreur et humour. Car, alors que la gestuelle très stylisée s’inspire des arts martiaux rituels du Japon, le combat fratricide recourt à la technique du kyogen, ce drame satyrique qui, après un spectacle de nô, vient détendre l’atmosphère.
Sénèque, après la faveur dont il avait joui au XVIIe siècle, était tombé dans le discrédit, traduit certes, mais par des érudits peu intéressés par le théâtre. Florence Dupont vint, latiniste poète, sensible a la langue de théâtre, qui fit sortir Sénèque, auteur de tragédies, d’un purgatoire proche de l’enfer. Farid fut celui qui, dans les belles traductions de Florence Dupont, nous le révéla à la scène. Thyeste et Les Troyennes, dans ses mises en scène, furent d’admirables spectacles, joués par les mêmes six acteurs et dans un même décor, espace circulaire délimite par de hautes palissades de bois d’une teinte chaude, ne se refermant pas au lointain, ce qui approfondissait le champ. C’est hors de la vue, dans Thyeste, que seront égorgés par Atrée les enfants, offerts ensuite en rôti et ragoût à leur père. Ils étaient figurés par des mannequins, le front ceint de bandelettes rouges. Les trois hommes portaient de longues tuniques de cuir, les trois femmes étaient vêtues de robes de brocart aux lignes souples, conçues par Jean-Pierre Capeyron. Les chants composés par Michel Musseau étaient superbes. Si Thyeste évoquait une société archaïque, Les Troyennes se fondait sur une civilisation plus avancée. Les souffrances des victimes, femmes et enfants, largement prises en compte, provoquaient l’émotion. Hécube (Valérie Joly) et Andromaque (Anne de Broca) étaient bouleversantes. Deux spectacles inoubliables.
Et nous voici devant Le Sang des Labdacides où il ne s’agit plus pour moi de souvenirs mais de réactions toutes fraîches. Venant couronner vingt ans de création au Lierre, la tétralogie apporte confirmation que, pour Farid, la tragédie est grecque.
Pour lui, le Tragique des Tragiques, c’est Sophocle. Ses propres tragédies témoignent de la consanguinité de son inspiration avec lui, par les greffes qu’ il a opérées. Sur le cycle des Atrides, Le Procès d’Oreste imaginait une suite. Sur le cycle des Labdacides, Laïos développe, en ouverture cette fois, tout ce qui n’est qu’allusions aux circonstances qui ont mené Œdipe à épouser Jocaste.
Œdipe Roi commence alors que l’inceste est depuis longtemps consommé, il a tout à découvrir. Que nous l’apprenions avant lui dans Laïos ne désamorce pas la pièce de Sophocle. Celle de Farid nous met dans la situation des spectateurs athéniens qui n’ignoraient rien du destin d’Œdipe programmé par les dieux. L’intérêt est de savoir comment il en aura la révélation.
Pour la mise en scène du Sang des Labdacides, deux idées forces. La première: les acteurs feront la traversée des quatre pièces investis du même rôle (ou son équivalent). Jean-Yves Penafiel est Œdipe mais déjà Laïos, soit le roi toujours, et Valérie Coué-Sibiril l’épouse-mère, ensuite mère-épouse. Bruno Ouzeau est Créon de bout en bout, de même Aloual en Tirésias. Comme il n’est pas d’Antigone avant Œdipe à Colone, Antonia Bosco, dans Laïos, est la jeune sœur de Jocaste imaginée par Farid. La seconde idée-force est que beaucoup de temps s’écoule et il faut que ce soit patent. Nous passerons donc du monde archaïque de Laïos à une civilisation naissante dans Œdipe Roi, plus avancée encore dans Œdipe à Colone jusqu’à une approche enfin de notre époque même dans Antigone.
Tirésias, sorte de sorcier africain bardé d’amulettes, n’évolue pas, figé dans la tradition. Par contre, Créon, petit frère de Jocaste encore fragile dans Laïos, se métamorphose en un homme de pouvoir, l’homme des lois écrites, garant de l’Etat-nation, sourd aux lois non écrites auxquelles obéit Antigone. Farid a opté pour des costumes orientaux très colorés créés par Evelyne Guillin. Il nous propose une Thèbes de rêve où la joie n’est pas déplacée. Ainsi, ose-t-il, à l’annonce de la mort naturelle du roi de Corinthe, que la joie d’Œdipe et de Jocaste éclate : il ne peut plus, lui, être suspecté de parricide. Une des plus belles scènes d’Œdipe Roi, toute de tendresse entre Œdipe et Jocaste, témoigne de leur amour ; ils sont heureux ensemble, c’est l’évidence. Pourquoi en serions-nous choqués ? La seule constante que se soit imposée Farid est de respecter les données du mythe qui laisse en fait une grande liberté d’invention aux gens d’imagination.
Tirésias, sorte de sorcier africain bardé d’amulettes, n’évolue pas, figé dans la tradition. Par contre, Créon, petit frère de Jocaste encore fragile dans Laïos, se métamorphose en un homme de pouvoir, l’homme des lois écrites, garant de l’Etat-nation, sourd aux lois non écrites auxquelles obéit Antigone. Farid a opté pour des costumes orientaux très colorés créés par Evelyne Guillin. Il nous propose une Thèbes de rêve où la joie n’est pas déplacée. Ainsi, ose-t-il, à l’annonce de la mort naturelle du roi de Corinthe, que la joie d’Œdipe et de Jocaste éclate : il ne peut plus, lui, être suspecté de parricide. Une des plus belles scènes d’Œdipe Roi, toute de tendresse entre Œdipe et Jocaste, témoigne de leur amour ; ils sont heureux ensemble, c’est l’évidence. Pourquoi en serions-nous choqués ? La seule constante que se soit imposée Farid est de respecter les données du mythe qui laisse en fait une grande liberté d’invention aux gens d’imagination.
Raymonde Temkine
Critique dramatique, auteur de livres sur le théâtre
Un monde d’images fortes
Lorsque j’entends “Lierre”, immédiatement une série d’images et de sons me parviennent. Des images très fortes qui vont jusqu’à s’associer à l’endroit ou j’étais assise dans le théâtre. Ma première impression, je l’ai eue au Vieux Mouffetard face à un spectacle pour jeune public, Bonjour Clown, joué par une compagnie que je ne connaissais pas. Je n’en ai pas gardé un souvenir inoubliable mais j’ai eu l’impression d’être devant un groupe de jeunes gens décides à faire un travail collectif en fonction du public qu’ils avaient choisi et de travailler pour lui avec sérieux, enthousiasme, respect et je me suis dit que j’irai voir d’autres spectacles de cette compagnie.
Rose-Marie Moudouès
Société de L’Histoire du théâtre
L'article intégral
Lorsque j’entends “Lierre”, immédiatement une série d’images et de sons me parviennent. Des images très fortes qui vont jusqu’à s’associer à l’endroit ou j’étais assise dans le théâtre. Ma première impression, je l’ai eue au Vieux Mouffetard face à un spectacle pour jeune public, Bonjour Clown, joué par une compagnie que je ne connaissais pas. Je n’en ai pas gardé un souvenir inoubliable mais j’ai eu l’impression d’être devant un groupe de jeunes gens décides à faire un travail collectif en fonction du public qu’ils avaient choisi et de travailler pour lui avec sérieux, enthousiasme, respect et je me suis dit que j’irai voir d’autres spectacles de cette compagnie.
Puis ce fut Les Pâques à New York à la Cartoucherie. J’étais venue en tremblant parce que je connaissais beaucoup Blaise Cendrars et son texte, en me demandant ce qu’on pouvait en faire. Là, j’ai reçu un choc tout à fait étonnant. Je me suis retrouvée dans une rue de New York, perdue au milieu des immigrants, face à la force de ce langage inventé qui va devenir un peu une tradition pour certains spectacles du Lierre. Il y avait là des consonances d’un peu tous les pays du monde, sans déterminer aucun langage précis, qui ne sacrifiaient pas le texte de Cendrars mais le rendaient éblouissant. Et là, j’étais sûre que la petite compagnie de Bonjour Clown allait avoir un parcours intéressant. La promesse a été tenue.
J’ai de nombreux et de très beaux souvenirs du Lierre et je pense notamment à L’Opéra Nomade. Je revois ce “no-man’s land”, avec des silhouettes de poteaux télégraphiques peintes sur les murs. C’était la salle du Lierre, à l’époque sous-équipée, avec des sièges de fortune, présentée dans toute sa longueur. Cette musique, ce son sans mots compréhensibles, ces images démultipliées dans la passion, dans l’intensité des sentiments, nous frappaient pour nous obliger à penser à la condition humaine et à tous les problèmes des gens et des communautés dispersées de par le monde.
Il faut dire qu’au Lierre, je n’ai eu que des sentiments positifs même dans les choses auxquelles je n’ai pas complètement adhéré parce que justement le choc était trop grand. Par exemple, La Colonie pénitentiaire, qui était un spectacle très fort, à mon sens un spectacle nécessaire, utile, qui m’a amenée au bord du malaise et de l’impossibilité de continuer à le regarder. Je pense que c’est une très grande force pour un metteur en scène de dénoncer la torture avec les moyens d’un théâtre finalement profondément ancré dans la vie.
D’autres souvenirs, bien sûr, je les ai eus avec la tragédie. Une de mes dernières bonnes surprises a été Le Sang des Labdacides. Là aussi, je suis venue avec un peu de crainte, car j’aime beaucoup le Lierre et Farid. Mais quand j’ai vu cette première tragédie, Laïos, mise à l’affiche, j’ai eu peur parce qu’il ne s’agissait plus d’inventer des sons, une musique, des images, mais une écriture, une écriture traditionnelle. Ma grande et belle surprise, mon émotion fut de découvrir un auteur.
Rose-Marie Moudouès
Société de L’Histoire du théâtre
Une histoire de gens
Le théâtre est aussi une histoire de gens. Une aventure qui s’accomplit sur la base de fidélités rassurantes et de connivences apaisantes. Du Lierre, je n’ai pas vu tous les spectacles mais j’ai connu les artisans. Et, chaque fois, un sentiment de confiance, bien rare aujourd’hui, s’est emparé de moi. Un partage qui allait au-delà du théâtre. Il a fini par se convertir en expérience biographique, en empreinte durable.
Georges Banu
Essayiste théâtre d’origine roumaine travaillant en France
L'article intégral
Le théâtre est aussi une histoire de gens. Une aventure qui s’accomplit sur la base de fidélités rassurantes et de connivences apaisantes. Du Lierre, je n’ai pas vu tous les spectacles mais j’ai connu les artisans. Et, chaque fois, un sentiment de confiance, bien rare aujourd’hui, s’est emparé de moi. Un partage qui allait au-delà du théâtre. Il a fini par se convertir en expérience biographique, en empreinte durable. Avec Farid Paya, j’ai discuté de “l’acteur étranger et du théâtre enrichi” — ses témoignages portaient alors sur un trajet de vie autant que sur un travail de théâtre. Toujours ensemble. Nous avons fait aussi le voyage “de la parole aux chants”, et il a parlé, montré, affirmé sa foi dans une vérité qui se cache au plus profond des sons. Et, plus tard, je n’ai pas été surpris d’apprendre avec quelle ouverture Farid a su engager à Bucarest la conversation avec les artistes roumains, mes amis. A cela s’ajoute, détail qui compte, le fait que deux de mes plus brillantes étudiantes, Emmanuelle Saunier et Mélanie Horwitz, ont approché avec bonheur le Lierre. Ce fut une autre manière de dialoguer … les élèves nous reliaient.
Les maîtres aussi. Car, après une longue absence, j’ai retrouvé au Lierre Eugenio Barba. Le Lierre est une histoire de gens.
Je l’ai découvert à ses débuts grâce à un collègue proche, depuis longtemps disparu, Richard Monod. Ce souvenir qui, vingt ans plus tard, fait retour n’est pas sans importance Si de telles marques restent, un théâtre, son équipe, son lieu nous accompagnent.
Georges Banu
Essayiste théâtre d’origine roumaine travaillant en France
Lettre ouverte à…
Je me souviens, cher Farid, du jour où, à l’occasion d’un déjeuner organisé par ton attachée de presse, je t’ai rencontré pour la première fois. J’avais assisté à ton Opéra Nomade, spectacle qui m’avait frappé par sa singularité, sa vigueur plastique, l’économie de ses moyens, le sens aigu d’une rencontre inespérée entre le son musical, envisagé sans préjugés, sans pesanteur d’héritage, et le geste théâtral.
Claude Samuel
Musicologue, directeur du Centre Acanthes, journaliste
L'article intégral
Je me souviens, cher Farid, du jour où, à l’occasion d’un déjeuner organisé par ton attachée de presse, je t’ai rencontré pour la première fois. J’avais assisté à ton Opéra Nomade, spectacle qui m’avait frappé par sa singularité, sa vigueur plastique, l’économie de ses moyens, le sens aigu d’une rencontre inespérée entre le son musical, envisagé sans préjugés, sans pesanteur d’héritage, et le geste théâtral. Oui, ce soir-là, j’ai eu le désir profond de mieux comprendre le sens de cette démarche exemplaire – assez proche, finalement, des recherches de certains compositeurs d’aujourd’hui qui, tout en récusant la pratique conventionnelle de l’opéra, restaient obsédés par l’opéra.
Tu es sans doute l’un de ceux qui, à un tournant de nos réflexions collectives, lesquelles avaient abouti à un bilan mitigé du “théâtre musical” selon la bible d’Avignon, m’a lancé sur la piste de “l’opéra autrement”. Et, dès notre premier entretien, j’ai compris que l’opéra autrement devait exister et que tu en serais un des partenaires Nous avons donc, ensemble et avec quelques amis chers, planté notre tente à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon où nous avons essayé d’expliquer, par l’exemple, à quelques dizaines de jeunes musiciens que l’opéra n’était pas nécessairement cette grosse machine désuète d’où, sauf exception qui confirme la règle, le théâtre est purement et simplement évacué, la musique parfois aussi.
Dans ce langage épuré, dans cette quête d’anciennes racines ravivée par un message actualisé, nul n’était plus à l’aise que toi. Joignant la rigueur et l’invention, tu enseignais l’art de l’épure habitée. Sans rhétorique complaisante. Mais avec une telle conviction, une telle finesse dans le “magister”, un tel don du partage “opéra autrement” exista – jusqu’au jour où quelques contingences économiques le refoula au rang des souvenirs. Mais il avait existé, tu avais prouvé sa validité, et qu’il fut éphémère n’est pas rédhibitoire.
J’ai retrouvé tout cela, naturellement, au Théâtre du Lierre dont l’adresse m’est désormais familière. Mais pour moi, cher Farid, tu es plus qu’un magnifique homme de théâtre, tu es un sourcier qui, travaillant dans la discrétion, sait se méfier des vanités qui envahissent la place publique. Une Chartreuse avait été le lieu idéal pour tes rêves et nos échanges.
Claude Samuel
Musicologue, directeur du Centre Acanthes, journaliste
Dans la cité du Lierre
Le lierre, dans la Grèce antique, passait pour combattre l’ivresse. C’est la raison pour laquelle les fidèles de Dionysos se couronnaient de lierre avant de boire. Mais cette plante passait aussi pour avoir, comme le laurier, des vertus poétiques et incantatoires. Le lierre était frère des fièvres et des transes.
Jacques Lacarrière
Écrivain
L'article intégral
Le lierre, dans la Grèce antique, passait pour combattre l’ivresse. C’est la raison pour laquelle les fidèles de Dionysos se couronnaient de lierre avant de boire. Mais cette plante passait aussi pour avoir, comme le laurier, des vertus poétiques et incantatoires. Le lierre était frère des fièvres et des transes.
En mettant son théâtre et ses activités sous le signe du lierre, Farid Paya retrouve et restaure l’origine concrète et vivante du théâtre et de la tragédie antique. Elle n’est pas du tout ici reçue et ressentie comme un recueil de textes et de dialogues, comme une liturgie formelle mais comme un ensemble physique, un organisme vivant où tout, cœur au cerveau, du sang aux lèvres, de la bouche aux mains et aux doigts, devient théâtre. Et par théâtre, il faut entendre paroles, musique, danse, transes, immobilité, silence, dons du corps, cris du cœur, rituels des bras et des mains, extases collectives Tout cela pour et par le chœur.
Le théâtre antique ne peut venir aujourd’hui jusqu’à nous que par une présence et un jeu corporels. Et pas seulement le corps parlant mais aussi chantant, dansant, priant ou méditant, livré à l’ivresse ou au hiératisme.
Ce que j’ai vu au Théâtre du Lierre depuis sa création m’a toujours donné le sentiment qu’une voie à la fois précise et nouvelle avait enfin été trouvée pour nous dire et nous transmettre ce qui fut au fond le message essentiel de ces œuvres et de leur époque : que l’homme ne peut véritablement naître et être que dans l’échange ou la fusion avec les autres pour s’aider à vaincre la malédiction d’être né et édifier une cité qui soit berceau de l’avenir.
Jacques Lacarrière
Écrivain
The lvy League
Rarement théâtre a su se nommer avec une telle pertinence. Ce n’est pas sur la façade d’une salle encore jeune que se glisse le Lierre qui nous embrasse. Ses racines à crampons accrochent la peau de Dionysos. Sous les dehors d’une liane grimpante au vert particulièrement ornemental et robuste, combine de puissantes vertus – botaniques et symboliques –, avec un goût étonnant pour les voyages autour de la terre.
Jean-Marie Pradier
Professeur à l’Université Paris VIII, codirecteur du département Théâtre
L'article intégral
Rarement théâtre a su se nommer avec une telle pertinence. Ce n’est pas sur la façade d’une salle encore jeune que se glisse le Lierre qui nous embrasse. Ses racines à crampons accrochent la peau de Dionysos. Sous les dehors d’une liane grimpante au vert particulièrement ornemental et robuste, combine de puissantes vertus – botaniques et symboliques –, avec un goût étonnant pour les voyages autour de la terre. Il est plaisant de penser que notre lierre parisien et théâtral est apparenté au Panax ginseng, considéré par les Chinois pendant des siècles comme guérissant tous les maux : une “panacée”. En France, la plante est médicinale avec une réputation de pectorale, après avoir été appliquée au XVIIIe siècle, en décoction sur la tête des fous. Métaphore de la dignité aristocratique pour les universitaires nord-américains, il désigne la ligue élitaire des premiers collèges fondés aux Etats-Unis, à partir du XVIIIe siècle et avant la guerre civile, the Ivy League. N’avait-il pas été symbole de la vie éternelle pour les artistes paléochrétiens ?
Aujourd’hui ce Théâtre du Lierre désigne la pérennité d’une œuvre, la condition indispensable de tout projet solide et loyal qui décrit une trajectoire dans la durée, non le tapage fugace d’un événement. Le Lierre est celui d’un jeune homme issu d’une prestigieuse école d’ingénieurs, chercheur en mathématiques, qui reprend à son compte la pratique des omophagies et se met à dévorer cru la tragédie. Planté dans un lieu, il n’en démord pas, malgré les aléas politiques et les nuages financiers. Plus que jamais, nous avons besoin d’artisans-lierre du théâtre qui ne soient pas confondus avec des contractuels affolés par les incertitudes de l’avenir, ou rendus irresponsables par la courte durée de leur mandat. Une moitié de Farid Paya vient de la Perse, rare pays au monde où la statue des poètes, piquée au centre des carrefours, atteint le gigantisme que seul on attribue ailleurs aux dictateurs. Je me suis souvent demandé, tête farcie du souvenir de veillées iraniennes chez les fermiers grands liseurs de Ferdowsi[1] où s’alimentait l’imaginaire de Farid : goût et sens d’un théâtre somptueusement charnel, diurne voix venue du sol pour le parlé et des airs pour le chanté, des espaces dégagés, de l’appropriation des mythes, des légendes et des couleurs grecques et asiatiques, attrait du voyage, obsession du groupe, de la troupe, de la fidélité. Ne serait-ce pas le lierre de Dionysos ? Venu au monde “frappé par la foudre du vin” (Archiloque), Dionysos aux mille légendes fut par le lierre sauvé des flammes qui dévoraient sa mère. Le dieu s’accompagne de deux plantes vivaces que tout paraît opposer : la vigne au suc si brûlant que Platon l’interdit aux adolescents déjà trop ardents ; le lierre fouisseur de nature que l’on dit plante froide et funèbre. La vigne appartient à la clarté lumineuse du jour et ses réjouissances dans la liesse. Le lierre est aux ténèbres et ses fêtes nocturnes données dans l’excès en l’honneur de Bacchus.
Lierre du Lierre, aujourd’hui nous en fêtons le passé, dans l’attente de ses prochains enchantements.
[1] Ferdowsi, poète du Xe siècle dont l’œuvre complète retrace la mythologie persane.
Jean-Marie Pradier
Professeur à l’Université Paris VIII, codirecteur du département Théâtre
Farid Paya et le Théâtre du Lierre : Une poétique contemporaine de la tragédie grecque
Le festival de Merida a été créé pendant la IIe République espagnole en 1933. Il y soufflait l’esprit de Lorca. Ce festival fut interrompu lors de la guerre civile en 1936. Pendant les années sombres, il fallut lutter contre le fascisme. Quelques années après, suite à la chute du franquisme, j’ai eu le plaisir de prendre la direction du festival de Merida, y recherchant ce souffle populaire occulté. Au gré de mes recherches artistiques, j’ai rencontré le Théâtre du Lierre et Farid Paya en découvrant son spectacle Electre.
José Monléon
Directeur de l’Institut International du Théâtre Méditerranéen (I. I.T.M.)
L'article intégral
Le festival de Merida a été créé pendant la IIe République espagnole en 1933. Il y soufflait l’esprit de Lorca. Ce festival fut interrompu lors de la guerre civile en 1936. Pendant les années sombres, il fallut lutter contre le fascisme. Quelques années après, suite à la chute du franquisme, j’ai eu le plaisir de prendre la direction du festival de Merida, y recherchant ce souffle populaire occulté. Au gré de mes recherches artistiques, j’ai rencontré le Théâtre du Lierre et Farid Paya en découvrant son spectacle Electre.
J’étais ébloui par l’archaïcité, l’aspect terrien, méditerranéen et charnel de cette représentation, autant de qualités qui avaient disparu des productions contemporaines des classiques grecs. Le théâtre grec avait besoin de milliers de spectateurs et se jouait en plein air, mais les représentations du Lierre dans un espace plus petit, donc plus intime, transmettait une vérité physique qui font que depuis ce jour-là je ne peux plus concevoir la tragédie grecque comme auparavant.
Dès lors, j’ai eu envie d’inclure dans le programme du Festival de Merida Electre qui représente une des meilleures pages de l’histoire du festival. La voix des acteurs, les images, les costumes inhabituels, l’énergie physique de cette représentation ont été une découverte pour bon nombre de personnes. Puis, en 1989, dernière année de ma direction du festival de Mérida, Farid a présenté un nouveau spectacle, Le Procès d’Oreste, qui confirmait le sérieux de sa recherche.
Après une période de séparation, due aux événements de la vie, le lien avec Farid se rétablit en 1999 grâce à sa collaboration au sein de l’Institut International de Théâtre Méditerranéen que j’avais mis en place. Cela me donna l’occasion de voir la tétralogie Le Sang des Labdacides. ll y avait là une extraordinaire réponse poétique, de l’audace et un respect de la liberté. Dans cette composition, le premier défi de Farid Paya était l’écriture de Laïos introduisant Œdipe Roi, Œdipe a Colone et Antigone de Sophocle. Il y avait de nouveau cette musique des climats dramatiques (c’est-à-dire la voix qui chante en constante liaison avec le personnage et la situation, se distinguant du chant usuel ayant comme seul objectif le lyrisme). Aucun réalisme psychologique et malgré cela une écriture scénique qui donnait aux personnages, et aux situations la chair nécessaire, la vérité humaine, souvent dénaturée par la conception académique de la tragédie classique. Les costumes, les gestes et les comportements avaient comme objectif de trouver une vérité dramatique, un univers poétique pouvant parvenir au spectateur d’aujourd’hui, à l’homme contemporain formant l’auditoire.
Pour arriver à cela, un extraordinaire travail de médiation, de recréation radicale a dû être entrepris par Farid Paya, entouré d’acteurs ayant des origines méditerranéennes et de compositeurs. Ils ont ainsi abordé un moment important du théâtre occidental contemporain. En tant que directeur du Festival de Madrid Sür, j’ai eu le privilège d’inviter le Théâtre du Lierre en automne 1999 avec Le Sang des Labdacides. Les représentations ont eu lieu à Getafe (ville de banlieue défavorisée de Madrid) devant un public populaire ne parlant pas le français. Nous avons joué les quatre spectacles avec une pause pour se restaurer. Ce fut une nuit inoubliable qui a réveillé la vieille tradition démocratique espagnole, si proche de Unamuno et de Garcia Lorca, si proche de l’esprit de la IIe République, cette sensibilité populaire faisant face au conservatisme de la petite bourgeoisie.
En fait, le pari a été double, car le Festival d’automne de Madrid a aussi invité la tétralogie dans sa programmation, mais pour un public fort différent. Là encore, l’adhésion du public a été incontestable, faisant justice à la recherche et au talent théâtral de Farid Paya, un nom important dans le traitement poétique contemporain de la tragédie grecque. Quelqu’un qui a valorisé la découverte par rapport à la confirmation des choses établies et l’émotion par rapport à la leçon.
José Monléon
Directeur de l’Institut International du Théâtre Méditerranéen (I. I.T.M.)
La plus belle scène épique
Un théâtre au bout de Paris : un coin calme du XIIIe, une maison triangulaire. Et là se déplie la plus belle scène “épique”. Farid Paya unit les sphères culturelles ; c’est sa mission et sa joie. Il remonte très haut, jusqu’à Guilgamesh. Que veut-il ? On le comprend assez bien : un projet d’une étrange clarté. Il veut montrer l’épopée.
Anne Ubersfeld
Essayiste de théâtre, professeur émérite
L'article intégral
Un théâtre au bout de Paris : un coin calme du XIIIe, une maison triangulaire. Et là se déplie la plus belle scène “épique”. Farid Paya unit les sphères culturelles ; c’est sa mission et sa joie. Il remonte très haut, jusqu’à Guilgamesh. Que veut-il ? On le comprend assez bien : un projet d’une étrange clarté. Il veut montrer l’épopée. Non dans ce qu’elle a d’immense et d’inhumain, mais dans cette humanité universelle de l’homme tout simple : l’homme avec sa cité, l’homme avec ses parents et ses enfants, l’homme avec ses dieux. Une épopée devenue directe, lisible par tous, sans manipulation de la connaissance. Mais la connaissance est là, souterraine et offerte.
Athènes au Ve siècle, le théâtre comme le flamboiement organisé de la grande cité, l’amphithéâtre et son espace. Tous les citoyens présents. Et voilà, il faut nous donner cela, la substance de l’épique, sur une petite scène, avec des mots qui sont les mots du passé – et des êtres vivants, acteurs et spectateurs, qui sont notre présent. Beauté, clarté de la tétralogie de Sophocle, avec ses jeux, ses masques et sa musique. Et comme il faut tout montrer à la lumière d’aujourd’hui, Farid Paya n’a pas peur d’écrire Laïos ou Le Procès d’Oreste.
Une grande audace, une audace mais entre le théâtre de Sophocle joué avec des masques et des costumes qui donnent une joie bigarrée, celle du spectacle, le tragique n’exclut pas la vie, il l’assume. Peut-être le plus beau souvenir – parce que le rapport au passionnel y est le plus direct – est-il celui des mises en scène de Sénèque, particulièrement Thyeste, où l’invention scénique fait fleurir le texte admirable (traduction de Florence Dupont) et briller les voix de Jean-Yves Pénafiel (Thyeste), de Philippe Dormoy (Atrée).
Je ne dirai rien du rôle de la musique pour Farid Paya, amoureux du théâtre lyrique, qui s’entoure de musiciens capables de “faire entendre” la voix de la tragédie, Marc Lauras, Michel Musseau.
Anne Ubersfeld
Essayiste de théâtre, professeur émérite