Témoignages | Presse | 1977-2014
Quelle est, depuis ses débuts, la mission du Lierre, sa spécificité ? Nous avons sélectionné une trentaine d’articles qui vont au-delà de la simple critique pour traiter de l’identité profonde du Lierre : sa démarche artistique et sociale, son ouverture sur les musiques et théâtres du monde, son éthique liée à un travail d’équipe en relation avec les spectateurs, sa démarche envers les mythes fondateurs qui sont en mesure d’éclairer le présent, son envergure nationale et internationale. Pour ne pas trahir les propos des journalistes en citant telle ou telle phrase élogieuse hors contexte, chaque article (à part une émission radiophonique) est publié dans son intégralité.
1977-1980 | Les Pâques à New York
Le ciel vide de New York. S’ils venaient des Etats-Unis, de Pologne ou d’Italie, si leur spectacle était présenté au festival de Nancy ou au Festival d’Automne, on dirait de leur travail qu’il est extraordinaire. Mais ils ne sont ni italiens, ni polonais, ni américains. Ils sont simplement français et parisiens, comédiens d’une jeune compagnie, Le Lierre, qui présentent actuellement au Théâtre de l’Aquarium (Cartoucherie de Vincennes) leur dernière création Les Pâques à New York.
Paris Hebdo
Jean Jacques Olivier
7 octobre 1977
L'article intégral
Le ciel vide de New York. S’ils venaient des Etats-Unis, de Pologne ou d’Italie, si leur spectacle était présenté au festival de Nancy ou au Festival d’Automne, on dirait de leur travail qu’il est extraordinaire. Mais ils ne sont ni italiens, ni polonais, ni américains. Ils sont simplement français et parisiens, comédiens d’une jeune compagnie, Le Lierre, qui présentent actuellement au Théâtre de l’Aquarium (Cartoucherie de Vincennes) leur dernière création Les Pâques à New York.
Mais ne nous y trompons pas, le texte de Cendrars n’est que le prétexte premier d’un spectacle aux images fulgurantes qui par sa beauté et son dépouillement confine à la plus pure tragédie antique.
Une scène dépouillée, avec au fond un échafaudage de tubulures à différents niveaux, sorte de monstre d’acier, de ville inhumaine, de building écorché où grouille dans la misère une population désespérée. Un long chant psalmodié s’élève dans la pénombre, cris, pleurs sortis à l’unisson des poitrines de six comédiens qui deux heures durant vont nous faire revivre pas à pas le sort de ces italiens, de ces polonais, de ces juifs, de ces chinois, de ces millions d’émigrés pour qui la vie n’est qu’une sorte de mort lente.
Leurs dialogues désarticulés et incompréhensibles, fabriqués à partir de phonèmes empruntés à différentes langues (espagnol, portugais, yiddish, grec, polonais etc.) nous plongent dans un univers terrifiant et chaotique. La voix du poète s’élève…il nous dit l’espoir déçu, la faim, la maladie, la violence.
Le feu de paille de l’allégresse
vite éteint par la dureté de la vie quotidienne
la misère dont on ne se défait pas si facilement
la solitude.
En contrepoint, les différents niveaux de l’échafaudage s’animent. Scènes de la vie quotidienne : hôpital, bordel, meurtre dans la rue, et parfois chants et danses du pays natal. Les images répondent au poème, sans jamais chercher à l’illustrer et le poème fait naître dans l’esprit et le corps des comédiens autant d’images nouvelles.
Le poème et le spectacle se nourrissent l’un l’autre, s’entrecroisent, se lovent, se confondent, puis se démarquent dans un constant va et vient d’attirance-répulsion. Chants, cris, violences, rires, tels sont les temps forts de ce travail sur la voix et sur le corps, tout en inspiration et en expiration. Ici le comédien est premier. Il se nourrit du texte pour en créer un autre au langage fulgurant et passionnel. Une grande rencontre, un grand cri, une grande tragédie.
La mort qui vient plus vite que la fortune
La déchéance et le crime pour survivre
Jusqu’à ce que les structures sociales interviennent
En éliminant les indésirables.
Paris Hebdo
Jean Jacques Olivier
7 octobre 1977
1977-1980 | Les Pâques à New York
Les Pâques à New York par la Compagnie du Lierre. Pâques, 1912 : paumé à New York, Blaise Cendrars, solitaire et malade, erre dans les bas-fonds de la ville. Il y croise des desperados de tout poil, un quart monde fiévreux et agonisant. Assez pour lui rendre l’énergie de lancer un appel pathétique à Dieu. C’est ce cri déchirant qu’a mis en scène la Compagnie du Lierre.
Télérama
Fabienne Pascaud
26 novembre 1977
L'article intégral
Les Pâques à New York par la Compagnie du Lierre. Pâques, 1912 : paumé à New York, Blaise Cendrars, solitaire et malade, erre dans les bas-fonds de la ville. Il y croise des desperados de tout poil, un quart monde fiévreux et agonisant. Assez pour lui rendre l’énergie de lancer un appel pathétique à Dieu. C’est ce cri déchirant qu’a mis en scène la Compagnie du Lierre.
Au cœur du 13e arrondissement, dans le vieil entrepôt désaffecté de la SNCF, la compagnie du Lierre vient d’installer pénates, 22, rue du Chevaleret : un drôle de lieu, tout en hauteur, avec un superbe toit-plafond qui fait verrière. A côté, il y a un bar, une salle d’expo et une terrasse avec de la verdure où les six comédiens de la troupe rêvent d’aménager bientôt un restaurant de quartier. Devant les tables, on verra passer les trains de la gare toute proche : de quoi donner une jolie impression de départ, de vacances…
Au Lierre-théâtre, on est plutôt enthousiaste. A cause du R.E.R. tout proche, les comédiens croient pouvoir animer très vite le quartier désert et un peu froid. D’accès facile, rien n’empêche que l’endroit étonnant ne fasse bientôt courir les foules : au Lierre-théâtre, on ne travaille pas comme ailleurs.
Les comédiens ont mis au point une technique vocale qui leur permet d’aborder les textes selon une approche physique bien plus brûlante. Chaque phrase, improvisée au rythme de leur voix, devient une langoureuse mélopée sortie du plus profond d’eux-mêmes. Ils ont même inventé une langue complètement imaginaire, chargée d’exprimer l’indicible ; ces sentiments qu’on ne sait pas dire.
En projet, Œdipe-Roi, de Sophocle, et La Grande peur dans la montagne de Ramuz : Farid Paya, le metteur en scène attitré, rêve d’adapter progressivement aux grands textes les charmes incantatoires des voix ultra-travaillées : c’est Anne-Laure Poulain chanteuse spécialisée dans les mélodies arabes et médiévales qui les a initiés à ses secrets. Tant et si bien qu’ils l’ont gardée avec eux pour mieux mettre en transe rythmique les mots…
Il faut aller très vite au Lierre-théâtre. A coup d’énergie une jeune troupe à peine subventionnée ouvre un lieu nouveau quand la tendance, hélas, était plutôt à fermer les théâtres.
Télérama
Fabienne Pascaud
26 novembre 1977
1981 | Œdipe Roi
La tragédie dans les terrains vagues. La Compagnie du Lierre qui avait triomphé avec son très beau spectacle Pâques à New York, de Blaise Cendrars, présente aujourd’hui, au théâtre du Lierre, dans une adaptation et une mise en scène de Farid Paya, un Œdipe roi, celui de Sophocle, surprenant mais inoubliable.
Le Matin de Paris
Gilles Sandier
4 février 1981
L'article intégral
La tragédie dans les terrains vagues. La Compagnie du Lierre qui avait triomphé avec son très beau spectacle Pâques à New York, de Blaise Cendrars, présente aujourd’hui, au théâtre du Lierre, dans une adaptation et une mise en scène de Farid Paya, un Œdipe roi, celui de Sophocle, surprenant mais inoubliable.
Etonnant spectacle, cet Œdipe roi monté par la Compagnie du Lierre ! Au début on refuse violemment la règle du jeu ; on la tient pour absurde, pour une convention indéfendable. Thèbes en effet devient ici un terrain vague, cerné de palissades ; à l’arrière-plan, la figure d’une ville moderne et ses tours, en fait une architecture en bois faite de vieux casiers à bouteilles entassés ; c’est astucieux et efficace.
Œdipe est un chef de bande, un zonard qui aurait passé la trentaine, affronté à deux ou trois loubards qui figurent le chœur, ce chœur dont le texte est proféré essentiellement par un jeune homme à l’accent étrange et au beau visage exotique probablement maghrébin (Aloual), avec un bonnet de laine rouge et traînant deçà delà un pauvre paquetage. Tirésias est un vieux vagabond qui niche ordinairement dans un arbre mort ; Jocaste, une rouleuse des barrières, jupe courte et rose rouge à l’oreille. Quand tout ce petit monde, en s’agressant couteau en main, ou en s’étreignant mains sur les fesses, parle du “roi”, et du “palais”, du « peuple de Thèbes » et de l’oracle d’Apollon – car c’est le texte de Sophocle, et remarquablement adapté d’ailleurs, avec une écriture dense et percutante – l’hiatus est tel qu’au début on renâcle.
Et puis, progressivement, une étonnante fascination s’exerce. Il nous apparaît peu à peu, et puis de façon fulgurante, que ces personnages issus des anciens mythes sont avant tout des êtres dont les désirs, les amours, les conflits, les angoisses – l’angoisse de l’identité pour Œdipe – ne font que répéter les nôtres. Ainsi immergés dans un quotidien également mythologique sans doute, mais d’une mythologie qui nous est proche, celle des banlieues d’aujourd’hui, les personnages de Sophocle, à travers leurs métaphores contemporaines, atteignent soudain à l’aigu de leur vérité : une vérité qui crie.
On ne peut plus aujourd’hui jouer la tragédie grecque en reconstitution académique ; le consternant Prométhée enchaîné joué récemment par le Théâtre national d’Athènes le prouve encore à l’évidence. Il faut à chaque fois réévaluer les données de la tragédie. C’est ce qu’a réussi André Engel dans son Prométhée porte-feu à Nancy ou Peter Stein dans son Orestie. Cet Œdipe roi, d’une remarquable intelligence, s’inscrit dans cette perspective. Le jeu des acteurs dans son dépouillement et sa nudité est d’une violence inouïe et d’une aristocratique pureté de style : ces loubards sont des princes. Tout pathétique est extirpé radicalement. Le tragique s’exprime par le sarcasme cruel, désespéré, par une ironie méchante. La mélopée parfois chorale, avec ces rythmes et ces sonorités étranges et étrangères que la Compagnie du Lierre manie bien, n’est pas absente de ce rituel.
Car c’est bien le rituel tragique qui est retrouvé ici dans son droit fil avec une grande science théâtrale et qui nous frappe de plein fouet. C’est la version contemporaine et d’une terrible précision de cette “machine infernale” que Cocteau déjà désignait dans ce même mythe d’Œdipe.
Bref, plus on pense à ce spectacle et plus on le trouve remarquable. Avec le Woyzzeck joué à la Cartoucherie, et pour des raisons analogues, c’est même sans doute le spectacle le plus remarquable de la saison.
Le Matin de Paris
Gilles Sandier
4 février 1981
1982 | L’Opéra nomade
Les parias du chemin de fer. Les comédiens du Lierre Théâtre travaillent depuis deux ans dans un local que leur loue la S.N.C.F., juste en bordure des voies du chemin de fer, sous le boulevard Masséna.
Le Monde
Michel Cournot
L'article intégral
Les parias du chemin de fer. Les comédiens du Lierre Théâtre travaillent depuis deux ans dans un local que leur loue la S.N.C.F., juste en bordure des voies du chemin de fer, sous le boulevard Masséna.
Cet ancien atelier de cheminots était occupé jusqu’alors par un foyer de l’Armée du salut, installé à présent à 30 mètres de là, rue du Chevaleret, dans un immeuble de verre construit par Le Corbusier.
Ce quartier du Chevaleret est l’un des plus froids et des plus noirs de Paris. Au lendemain de la seconde guerre, le sociologue Chombart de Lauwe avait publié des statistiques sur le peuple de Paris, montrant que les habitants des onzième et treizième arrondissements étaient dans l’ensemble d’une taille plus faible que ceux des septième et seizième, que la mortalité infantile et la tuberculose étaient chez eux plus courantes, et par exemple qu’il n’y avait pas d’élèves de l’École polytechnique nés dans ces deux arrondissements, aux alentours des gares de Lyon et d’Austerlitz.
Les tranchées pratiquées dans le tissu urbain pour permettre le passage des trains avaient laissé de part et d’autre, dans les anciens faubourgs, des zones comme maudites, où sont domiciliés des citadins à bas salaires, où campent encore aujourd’hui des ouvriers immigrés clandestins. Il est significatif de l’esprit de Le Corbusier qu’il ait réalisé l’une de ses rares architectures précisément rue du Chevaleret.
L’implantation d’une troupe de comédiens dans cette même zone suscite un petit appel d’air.
Les acteurs du Lierre Théâtre ne se conduisent pas ici en olibrius de passage. Les spectacles qu’ils donnent, leur extérieur physique même, le climat simple et fraternel de la maison, participent d’un certain calme, d’une certaine réflexion posée, d’une simplicité matérielle, et d’une chaleur sourde, propres aux nuits qui commencent dans ce fragment de la ville.
Les acteurs du Lierre Théâtre, dans la journée, étendent peu à peu leurs liens avec les habitants les plus anxieux du quartier, c’est-à-dire les jeunes et les personnes âgées. Tout se passe en effet comme si l’âge d’homme et les servitudes de soutien de famille qu’il implique poussaient à accomplir, même dans le noir, même dans une absence presque entière de bonheur, quantité d’actes nécessaires, mécaniques, afin simplement de survivre. Alors que, chez l’adolescent, la peur risque de l’emporter, plusieurs fois par jour, et que, chez les gens en fin de vie, la démission gagne.
Alors les actes du Théâtre, l’amitié des comédiens, cet empêchement des solitudes, l’incitation à “jouer” des choses, à actionner corps, voix, facultés spirituelles, ensemble, en groupe, à figurer peu ou prou une “vie”, tout cela restitue un allant, une respiration, en tout cas un projet, à des êtres découragés.
C’est ainsi que le théâtre, l’exercice du théâtre, à l’usage, de toute évidence, redonnent, aux personnes très âgées, une “mémoire” : elles se sentaient comme vides à l’approche de la fin, et voici qu’en compagnie des acteurs elles retrouvent des souvenirs, des dialogues anciens, des chansons oubliées. Les jeunes, eux, privés de cette sorte de grenier à images, inventent des représentations de leur angoisse, de leurs rancunes.
Tout cela, certes, n’améliore pas en fait des situations précaires, mais apporte néanmoins un peu de force, dégage un peu l’impasse.
Le soir, dans leur théâtre “ferroviaire”, dans le grondement proche des trains qui passent, les comédiens du Lierre réalisent des choses fort belles qui ne “jurent” pas avec le climat du quartier.
La dernière en date, l’Opéra nomade, figure la rencontre, une nuit, le temps d’une halte, d’un sommeil, de deux couples de gitans.
Peu d’objets : valises, couvertures, du feu et, une bouilloire. Rien d’autre qu’une seule nuit partagée, des regards, des égards, peu de paroles.
L’originalité de la pièce est qu’elle est entièrement chantée, la plupart du temps sans paroles : des murmures. Musique très étrange, impressionniste, qui rappelle les “appels de chasse”, dans la nuit de la forêt, des Pygmées Aka, ou les chants de rivière des Mélanésiens des îles Salomon. Ces musiques immatérielles, fuyantes, sont soutenues aussi par la violence rauque des cris andalous. Comme si s’alliaient, en un seul contrechant fragile, hésitant, les voix de plusieurs peuples errants, incertains.
C’est la précarité de ce spectacle qui fait sa force, ce sont ses ténèbres qui font sa flamme. C’est simple et beau. Il faut aller soutenir ces acteurs du Lierre Théâtre qui pratiquent un art courageux et salutaire.
Le Monde
Michel Cournot
1984-1985 | L’Opéra nomade
Touche pas à mon nomade ! Coup de cœur pour le nouveau spectacle du Lierre-Théâtre : peut-être sans y penser, Farid Paya et son équipe donnent une sacrée volée de bois vert au théâtre musical établi…
Libération
Philippe Olivier
L'article intégral
Touche pas à mon nomade ! Coup de cœur pour le nouveau spectacle du Lierre-Théâtre : peut-être sans y penser, Farid Paya et son équipe donnent une sacrée volée de bois vert au théâtre musical établi…
Où est-on ? En Sicile, du côté de Salamanque, à Olympie, dans les jardins d’Ispahan, devant le Mur des Lamentations ? Oui. Partout et nulle part. Dans un pays que ne connaissent pas les atlas et les livres de géographie : celui – imaginaire – mais ô combien réel (!) des traditions populaires. D’où le titre d’Opéra Nomade, donné au fascinant spectacle que présente actuellement le Lierre-Théâtre dans une mise en scène de son directeur, Farid Paya.
Encore une réflexion sur l’immigration ? Une vitrine des arts populaires ? Oui sur la forme, non sur le fond. Car Opéra Nomade donne de grands complexes au Français : il lui montre par le foisonnement des mélodies jaillies des terres étrangères, combien il méconnaît ce type de répertoire. Donc à quel point il est pauvre, quant à ses racines, face à des ethnies qui ne les ont pas rejetées mais – au contraire – les cultivent avec amour.
L’amour, l’harmonie : maître-mots d’Opéra Nomade, de ses six personnages, tous beaux et sereins, chantant italien, une invocation grecque ou un canon perpétuel. Aux voix se joint le langage des corps et des visages, autre tour du monde. Chacun des interprètes personnifie l’univers, hellène, le Maghreb, les indigènes américains dépeints par Chateaubriand dans Atala, Madagascar ou les Etats-Unis d’aujourd’hui, grâce aux évolutions d’un garçon haut sur pattes et en tenue de jogging. Si de nombreux sous-entendus se glissent entre les situations, l’ensemble est dominé par un métalangage aussi fort que sobre.
On aura compris que ce qu’il est convenu de nommer théâtre musical ne sort pas grandi à la sortie d’Opéra Nomade. L’équipe de Farid Paya – au lieu de procéder à des thésaurisations exponentielles – a frappé droit dans le mille. Tant et si bien que les recherches de certains “spécialistes” y perdent leur crédibilité et que la représentation achevée, on éprouve l’envie – rarissime – de voir le spectacle une seconde fois. Le Lierre-Théâtre aurait été plus vieux de vingt ans que les expériences du festival d’Avignon pour trouver un successeur à l’opéra de grand-père auraient peut-être évolué de manière satisfaisante. Hélas, on ne réécrit l’histoire !
Libération
Philippe Olivier
1984-1985 | L’Opéra nomade
L’odeur de naphtaline et de terre fraîche, deux parfums au Festival Cervantino à propos du Bolchoï et du Lierre
Unomasuno (Mexique)
Patricia Cardona
21 octobre 1984
L'article intégral
L’odeur de naphtaline et de terre fraîche, deux parfums au Festival Cervantino à propos du Bolchoï et du Lierre
Avant d’aller au Théâtre Juarez voir le nouveau ballet du Bolchoï, avec quelques journalistes nous étions au Cervantès où était présenté L’Opéra nomade par la Compagnie du Théâtre du Lierre. La distance abyssale entre ces deux spectacles – la danse sentant la naphtaline et le théâtre avec son odeur de terre fraîche – pose la relation de l’interprétation que chaque artiste a de la tradition et sa façon de la retranscrire dans le présent.
Cependant, pourquoi Le lac des cygnes bien dansé est-il encore une étonnante expérience esthétique alors que les fameux pas de deux, Don Quichotte ou La belle au bois dormant sont vides de toute expression ? Nous pouvons trouver la réponse au sein de la Compagnie du Lierre quand on voit que le théâtre chanté du groupe français, bien qu’il utilise un langage imaginaire, est le témoignage vivant de comment un contenu émotionnel peut rendre explicite le signifiant d’une fable, que ce soient des cygnes ou des personnages contemporains, comme le sont ceux de L’Opéra nomade qui se trouvent au milieu d’une route où ils établissent des relations qui finissent par l’échange d’histoires et d’expériences personnelles.
La nudité expressive du Théâtre du Lierre face au classicisme des chorégraphies du Bolchoï – où transparaît le naturel forcé et sublimé – nous amène à comprendre que la sophistication de la forme sans contenu humain est une inutile reprise du traditionnel. Cela ne vaut pas la peine de récupérer les cendres du passé culturel, juste le feu.
Unomasuno (Mexique)
Patricia Cardona
21 octobre 1984
1986-1987 | Électre
Chant profond pour Électre. Ils se sont mis à trois pour nous concocter une tragédie lyrique sur le thème d’Electre que nous offre le C.I.R.C.A. à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. Et c’est d’une très grande réussite. Farid Paya, qui a signé la mise en scène, et Yves Plunian, responsable du texte, ont conçu leur travail comme une sorte de retour aux sources.
Le Figaro
Pierre Petit
L'article intégral
Chant profond pour Électre. Ils se sont mis à trois pour nous concocter une tragédie lyrique sur le thème d’Electre que nous offre le C.I.R.C.A. à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. Et c’est d’une très grande réussite. Farid Paya, qui a signé la mise en scène, et Yves Plunian, responsable du texte, ont conçu leur travail comme une sorte de retour aux sources.
Cette Électre retrouve en effet ses racines méditerranéennes. Sur le rocher dénudé de Mycènes, Clytemnestre et ses suivantes évoquent le sacrifice d’Iphigénie puis le meurtre d’Agamemnon. Electre, sorte de Cendrillon délaissée, poursuit, elle, son rêve de vengeance, que son frère Oreste va venir accomplir avant de sombrer dans la folie.
Une heure et demie d’un spectacle fort et d’autant plus coloré que les costumes de Jean-Pierre Capeyron sont empruntés à une sorte de syncrétisme folklorique qui tient à la fois du berbère et du syrien, du turc et du grec. La vie de tous les jours réunit les personnages autour de la source, de l’arbre, de la tombe d’Agamemnon. Il y a même là une poule bien vivante qui joue parfaitement son rôle.
Mais Yves Plunian a eu une idée qui installe le spectacle sur le plan d’une étonnante universalité. Il mêle intimement dans son texte de grands passages en alexandrins bien français et des envolées en un langage fabriqué de toutes pièces, dont les sonorités sont très exactement méditerranéennes, mais qui n’a de signification que par le ton utilisé par les acteurs. Et c’est là qu’entre en scène le compositeur Marc Lauras. A mi-chemin entre le flamenco et la musique médiévale, entre le grégorien et le vocero corse, sa partition est d’un constant renouvellement, d’une belle fluidité et surtout d’une foncière originalité.
Nos poètes parnassiens avaient tenté de retrouver l’atmosphère “barbare” d’Argos et de Mycènes, ces tanières de brigands. Farid Paya, Yves Plunian et Marc Lauras vont encore plus loin : ils font de nous les contemporains et presque les complices de ces bandits de grand chemin retranchés dans les montagnes d’Argolide. Et l’histoire qu’on nous conte, avec une parfaite clarté, a toutes les allures d’un simple fait divers.
Ce tour de force dramatique et musical est rendu possible, dans la grande salle du Tinel, par la présence d’acteurs qui sont en même temps de remarquables musiciens et qui chantent la musique de Marc Lauras avec une étonnante facilité. Cela donne à l’ensemble une impression de totale liberté qui rappelle celle de l’improvisation. Nasjila Pour (Electre) et Marie-Claire Davy (Clytemnestre) sont à féliciter particulièrement, en tête d’une distribution parfaitement homogène.
Je signale que le succès remporté par cette Électre à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon a incité les organisateurs à en donner une représentation supplémentaire demain samedi, à 21h30.
Le Figaro
Pierre Petit
1986-1987 | Électre
Électre ! – de l’autre côté du pont. Il suffit de passer le pont et c’est, quelquefois, l’aventure…
Le Soir (Bruxelles)
Catherine Degan
23 juillet 1986
XXXXe Festival d’Avignon
L'article intégral
Électre ! – de l’autre côté du pont. Il suffit de passer le pont et c’est, quelquefois, l’aventure…
De l’autre côté du Rhône, il y a Villeneuve-lès-Avignon, avec son admirable chartreuse du XIVe siècle au sein de laquelle le C.I.R.C.A. (Centre international de recherche, de création et d’animation) organise, depuis treize ans, les rencontres internationales d’été. Ni “in”, ni tout à fait “off” cependant, ce para-festival gère sa propre programmation de théâtre, de musique, d’expositions dont un coup de vent favorable suffit, souvent, à susurrer les meilleurs échos aux oreilles des abonnés de l’autre rive.
Or, ces jours derniers, un mistral déchaîné n’en finissait pas de nous souffler “Électre, Électre”. On le passa donc, le pont, et grand bien nous en prit puisque c’est là, au Tinel de la Chartreuse, que nous attendait enfin l’émotion si vainement espérée jusqu’ici du côté de l’horloge. L’artisan de ce plaisir violent et durable se nomme Farid Paya, directeur depuis 1975 de la Compagnie du Lierre installée dans le 13e arrondissement parisien et créateur, pour et avec elle, d’une dizaine de spectacles à ce jour – dont un dernier Opéra nomade de fière réputation.
Opéra nomade : c’est en ces termes, d’ailleurs, que l’on aimerait qualifier l’Électre qu’avec Yves Plunian pour le texte et Marc Lauras pour la musique, Farid Paya a librement adaptée de Sophocle et qu’il nomme, quant à lui, “tragédie lyrique”. L’originalité du Lierre réside, en effet, en ceci qu’au langage parlé, il entremêle de longs chants, sauvages, gutturaux, en une langue totalement imaginaire (aux très vagues relents de grec ancien peut-être). Ces voix qui accompagnent, mélodient, annoncent, rythment, soulignent, suggèrent voire contrarient parfois le fil du discours et des événements, ont toutes les apparences, les fulgurances et les secrets du “you-you” qu’aux fêtes ou aux deuils psalmodient les femmes nord-africaines.
Et c’est bien en ce sexe, et en ces terres, que Paya identifie son mythe. Dès l’ouverture, les somptueux costumes (signés Jean-Pierre Capeyron) en lourdes couches d’étoffes rouges, les bijoux sauvages, s’harmonisent à la rudesse d’un décor (Jean-Pierre Larroche) de pierre et de sable nu pour composer un univers du fond des âges et des espaces, aux couleurs, aux odeurs mêlées, maghrébines, turques, afghanes… Dans cette Mycènes de toutes les primitivités, Clytemnestre reine ordonne à ses sœurs : suivantes, nourrices, paysannes, chœur antique bien sûr, de lui raconter, de lui rejouer son propre destin.
Et tandis qu’Egisthe, le nouvel époux, se contente de la caresser brutalement aux pires moments d’angoisse, les femmes, comme en une réjouissance villageoise, ou telles les comédiens d’Hamlet, ressuscitent Iphigénie la vierge sacrifiée par son père, Agamemnon le héros tant attendu mais adultère, assassiné le jour de son retour de Troie par sa royale épouse et cet Egisthe qui l’a remplacé à ses côtés. La grande absente de ces festivités singulières, perverses, exorcistes, c’est Electre : elle apparaît en deuxième partie, l’enfant révoltée, intransigeante, vengeresse – que Farid Paya dessine alors, noire, murée dans sa douleur et dans sa haine, comme un autre Hamlet, une autre Antigone. L’arrivée miraculeuse d’Oreste, le frère disparu, l’accomplissement même de ses meurtres justiciers n’y pourront rien changer : Électre est seule à jamais et, désormais privée de la rage qui la maintenait en vie, que va-t-elle devenir ? Le spectacle l’abandonne dans les ténèbres – et nous la fantasmons encore, peut-être, dans des flots qui emportèrent Ophélie…
Foisonnant d’images, d’idées, de notations qui résonnent au plus profond de nous-mêmes (mais sans jamais en faire un système), bâti sur un texte d’une haute évidence, porté par une musique vocale (et, parfois, synthétique, en contrepoint) d’une magie comme “élémentaire”, servi par neuf comédiens (seulement) au charisme vibratoire, ce théâtre-là est fait de l’étoffe même de nos réalités, des plus palpables jusqu’aux plus souterraines. Un théâtre de terre, de feu et d’eau, barbare, violemment sensuel, qui se respire et qui se mâche ; un théâtre étrange, tant on l’avait oublié, un théâtre entêtant, tant on le reconnaît au corps, au cœur, à l’âme, aux fibres mêmes. Quelque chose comme le bonheur – douceurs et douleurs mêlées.
Le Soir (Bruxelles)
Catherine Degan
23 juillet 1986
XXXXe Festival d’Avignon
1986-1987 | Électre
La Tragédie au chant. Dans un royaume barbare singulier doté de ses propres lois plastiques, une vierge farouche dans sa souffrance, tandis que le chœur entonne un “vocero” dans une langue d’invention.
L’Humanité
Jean-Pierre Léonardini
L'article intégral
La Tragédie au chant. Dans un royaume barbare singulier doté de ses propres lois plastiques, une vierge farouche dans sa souffrance, tandis que le chœur entonne un “vocero” dans une langue d’invention.
Fidèle aux conceptions qui firent leurs preuves avec les Pâques à New York et l’Opéra nomade, Farid Paya, animateur du théâtre du Lierre, a présenté dans le Tinel de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, une tragédie lyrique à partir d’Electre.
Il ne s’agit pas de l’œuvre de Sophocle mais d’une tentative de reconsidération de la fable mythique, sous les feux croisés de l’Histoire et de la légende.
Le texte français d’Yves Plunian se voue, en un français concis, à rendre le plus lisible possible le récit proprement dit, qui s’ouvre sur la remémoration du meurtre d’Agamemnon par Clytemnestre et Egisthe. Aux dialogues s’enchevêtrent des parties vocales a cappella, en solo ou à plusieurs, dans une langue d’invention dont les phonèmes créent, à la longue, un idiome archaïque crédible. Cette langue imaginaire dicte aux corps des comportements qui seraient, autant que faire se peut, antérieurs à la psychologie moderne. Quelque part vers un Orient incernable et un bassin méditerranéen silhouetté à grands traits, avec de brèves incursions dans les Balkans ou l’Afrique, s’échafaude donc, non sans application esthétisante, un royaume barbare singulier doté de ses propres lois plastiques.
Les costumes de Jean-Pierre Capeyron ne sont pas sans rappeler les étoffes chatoyantes qu’affectionne le cinéaste soviétique Paradjanov. Marc Lauras a non seulement œuvré sur les prestations vocales des interprètes mais aussi composé une bande-son magnétique empreinte de fortes vibrations, propices au climat tragique.
Ce spectacle, radicalement à contrecourant, témoigne de la poursuite résolue de la quête du Lierre, sur des terres voisines de celles d’Andréï Serban et Eugenio Barba, par exemple. Il y a là un engagement physique et une ferveur qui demeurent les meilleurs combustibles organiques de l’acte théâtral.
Le jeu dramatique n’est pas toujours à la hauteur d’intensité des parties chantées, mais Nasjila Pour dessine son Electre avec une rare élégance nerveuse ; une figuration dansée de la souffrance Jean-Yves Penafiel, au grand corps souple, au masque de chair expressif, offre un Oreste impressionnant tandis qu’Alooal, aux traits réguliers, à la voix subtilement timbrée, fait un Egisthe convaincant, sur le ton de la cruauté lascive…
Lors de sa reprise à Paris, nous ferons retour sur cet objet théâtral attachant.
L’Humanité
Jean-Pierre Léonardini
1989 | Le procès d’Oreste
La réputation du Théâtre du Lierre n’est plus à faire. C’est une des troupes indépendantes les plus originales ; elle allie harmonieusement dans ses spectacles théâtre, musique, danse, et a un sens très sûr de la scénographie. On peut dire aussi qu’il n’y a pas plus forts dans la maîtrise des voix que longtemps elles seules assumèrent la musique, toujours originale (Marc Lauras).
Europe
Raymonde Temkine
L'article intégral
La réputation du Théâtre du Lierre n’est plus à faire. C’est une des troupes indépendantes les plus originales ; elle allie harmonieusement dans ses spectacles théâtre, musique, danse, et a un sens très sûr de la scénographie. On peut dire aussi qu’il n’y a pas plus forts dans la maîtrise des voix que longtemps elles seules assumèrent la musique, toujours originale (Marc Lauras). Dans ce dernier spectacle, Le procès d’Oreste, le violoncelle, le gong, la cymbale prennent de temps à autre le relais des chœurs a cappella. D’origine iranienne, Farid Paya vit mythes en tête. L’orient lui avait inspiré un Guilgamesh, il est hanté maintenant par la Grèce archaïque et particulièrement le cycle mycénien. Les Atrides et leurs crimes fabuleux lui ont inspiré son Electre il y a deux ans, et cette saison son Procès d’Oreste. Il ne joue ni Eschyle ni Sophocle. Par une démarche analogue à celle de Gérard Gélas (son Orestie), il propose sa vision à lui du mythe, accorde libre circulation dans son propre imaginaire aux héros qui devraient être familiers à tous ceux qui baignent dans la culture gréco-latine. En fait, Oreste et ses tristes géniteurs sont bien connus, oui ; mais au-delà d’Atrée, les spectateurs ont dans l’ensemble besoin d’être guidés pour remonter cet arbre généalogique dont tous les fruits sont vénéneux : Thyeste, Tantale.
Oreste (Aloual) aux enfers – décor sobre et beau dominé par le portique d’un temple shinto – demande à être jugé. Ce qui peut l’absoudre, c’est une hérédité si chargée qu’elle s’est faite destin. Comment ne pas tuer à son tour quand toute la parentèle s’est illustrée dans les crimes de sang ? On remonte le temps, ils comparaissent : très inspiré des arts rituels et martiaux japonais, costumes superbes, gestuelle stylisée, Farid Paya sait faire alterner gravité, horreur et humour. On retiendra le combat burlesque des frères ennemis, Atrée et Thyeste, hirsutes, arbres au poing, inspiré de la technique du kyogen qui, comme le drame satyrique dans la tragédie grecque détend l’atmosphère dans un spectacle nô.
Le procès d’Oreste a été créé au CAC de Niort, co-producteur, en octobre et, après une tournée nationale, joué à Paris pendant le premier trimestre 89.
Europe
Raymonde Temkine
1989 | Le procès d’Oreste
Le procès d’Oreste, à Niort. Un amalgame de rites très anciens et d’improvisation très neuve, c’est le mélange émouvant et détonnant des spectacles de Farid Paya.
Le Monde
Jacques Lonchampt
11 octobre 1988
L'article intégral
Le procès d’Oreste, à Niort. Un amalgame de rites très anciens et d’improvisation très neuve, c’est le mélange émouvant et détonnant des spectacles de Farid Paya.
Le Moulin du Roc, centre d’action culturelle de Niort dirigé par Bernard Bonnet, est tout jeune et déjà vigoureux : quelque dix mille abonnés au début de cette troisième saison, ce n’est pas mal dans une ville sans université. Mais il est vrai que, lorsque, le dos au donjon, on aperçoit, par-delà la passerelle sur la Sèvre niortaise, cet avenant édifice moderne inondé de lumière, on a envie d’entrer. Et l’atmosphère à l’intérieur n’est pas moins chaleureuse, équipe de direction joyeuse, programmation pétillante d’originalité, public le moins blasé qui soit, même si la “bonne bourgeoisie” affirme “aller au spectacle à Paris”…
La belle salle de neuf cent cinquante places en tout cas accueille, par trois fois, Le procès d’Oreste, la nouvelle création du Théâtre du Lierre qui avait séduit les Niortais ces dernières années avec des contes étranges, L’Opéra nomade et Electre.
La démarche de Farid Paya et de sa troupe est en effet singulière : c’est un amalgame de grands mythes, de traditions populaires et d’improvisation, qui crée sans cesse des situations, une gestique, un langage saisissants, baroques parfois, mais d’une humanité pantelante.
Ils ont choisi cette saison l’histoire d’Oreste, des Atrides, cent fois traitée, comme un canevas, une ossature : Oreste vient aux enfers pour demander qu’on le juge, pour comprendre son acte (le meurtre de sa mère) et son châtiment (les Erinyes qui le poursuivent, la folie) ; mais ce procès en entraîne d’autres : il faut dérouler la chaîne des causes, les meurtres, en remontant, de Clytemnestre, Agamemnon, Cassandre, Iphigénie, Thyeste, Atrée, Pelops, Tantale (quelques-uns ayant échappé in extremis aux couteaux de cette charmante famille)… Au terme de cette cure quasi psychanalytique, Oreste pacifié s’endort entre les bras d’Ouranos, au corps frappé des constellations : “Un royaume t’attend. Plus tard, tu pourras régner.”
Mais ce “bachotage mythologique” n’est rien en soi. Ce qui importe, c’est l’admirable glèbe théâtrale soulevée par le travail de groupe de ces chanteurs-acteurs, modelés par Farid Paya (tel qu’on a pu le voir au stage de l’Opéra autrement, à la chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, le Monde du 10 avril) : tout ce qui naît ensemble, le puissant texte poétique (mis en forme par Paya), le chant, les chœurs qui explosent, énigmatiques, rauques, avec des accents grecs, arabes, latino-américains ou mongols quand la parole ne peut plus rien, et puis toute cette fermentation du silence qui crève à la surface dans les rares interventions mystérieuses, au violoncelle, au gong, à la cymbale suspendue, du compositeur Marc Lauras (dans le costume superbe d’Ouranos), complétées par quelques rumeurs de musique électronique.
Et l’on est saisi par cette invention de danses, de cris, d’attitudes, par ces personnages très forts qui renouvellent nos marbres antiques : Iphigénie (Valérie Joly), Cassandre (Brigitte Cirla), Jean-Yves Pénafiel, aussi séduisant et inquiétant en Agamemnon que d’un comique repoussant en Atrée ; Vincent Audat, prodigieux tour à tour en juge, en Thyeste et en Tantale, vieillard cassé par la faim clé de voûte branlante de l’univers judiciaire, qui finit par délivrer Oreste, le jeune Méditerranéen (Aloual) ; sans oublier Clytemnestre, froide comme un serpent, mais si émouvante quand elle évoque les mois où elle attendait son fils (Nasrin Pourhosseini), et le coryphée (Marie-Claude Vallez).
Toute cette action, qui se déroule sous un pont symbolique, comme l’enseigne d’un temple shinto, et dans les costumes orientaux de Jean-Pierre Capeyron, répond moins à une logique théâtrale qu’à un mode de composition musicale, où l’émotion s’accumule autour d’un enchaînement d’images et déborde enfin en chants et en chœurs primitifs.
Le Monde
Jacques Lonchampt
11 octobre 1988
1989 | Le procès d’Oreste
Farid Paya appartient à cette génération d’artistes qui ouvrent leurs fenêtres sur d’autres cultures. Sa sensibilité et son ascendance l’y poussent ; son discernement lui évite de tomber dans le piège du melting-pot.
Le Point
Claude Samuel
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Farid Paya appartient à cette génération d’artistes qui ouvrent leurs fenêtres sur d’autres cultures. Sa sensibilité et son ascendance l’y poussent ; son discernement lui évite de tomber dans le piège du melting-pot. Metteur en scène et directeur du Théâtre du Lierre, Farid Paya vient d’agencer un Procès d’Oreste où l’intégration des éléments scéniques et musicaux tient du miracle. Présenté à Niort par le Centre culturel du Moulin du Roc, ce spectacle d’un dramatisme saisissant va faire un tour de France (Enghien, Blois, Mâcon, Annecy, Chambéry, Orléans), avant de s’installer à Paris en janvier. Que l’on note ce rendez-vous, impératif tant pour les mélomanes aventureux que pour les amateurs de théâtre anti-conformistes ; que l’on prenne son mal en patience en assistant aux trois concerts du Théâtre du Lierre où, dans une mise en espace de Farid Paya, se rencontreront les voix des musiques traditionnelles et les sonorités instrumentales contemporaines. Equipe du Lierre d’un côté, solistes de l’Ensemble InterContemporain de l’autre. Tonifiante confrontation.
Le Point
Claude Samuel
1992-1993 | La Danse de Ciguri
Le répertoire original d’une petite salle. Pour ouvrir l’année dans son théâtre, Farid Paya met en scène La Danse de Ciguri avec le Quatuor Nomad. Première le 7 janvier.
Le Figaro
C. J.
L'article intégral
Le répertoire original d’une petite salle. Pour ouvrir l’année dans son théâtre, Farid Paya met en scène La Danse de Ciguri avec le Quatuor Nomad. Première le 7 janvier.
Tout au début de la rue Chevaleret, au bout d’un long hangar, se trouve le Théâtre du Lierre, Autrefois, cette ancienne usine abritait un atelier de réparation de locomotives. Puis l’Armée du salut s’y est installée et enfin un théâtre y a planté ses tréteaux. Aujourd’hui, Farid Paya a remboursé toutes ses dettes, et les aides de la Ville de Paris et du ministère de la Culture lui ont permis de faire du Lierre un lieu original, où se mêlent théâtre, musique et danse.
Non pas trois disciplines menées distinctement. Mais au contraire, une recherche pour les fondre étroitement : “Je veux trouver une synthèse entre ces différents arts, dit Farid Paya. Notre recherche approfondit les relations entre le corps, la voix et le texte. La vocation du Lierre est très précise et c’était mon désir d’avoir un lieu pour exprimer la singularité de notre démarche.”
La Danse de Ciguri en est l’exemple parfait. Un quatuor vocal chante a cappella des polyphonies de tous pays pour raconter l’histoire de la musique. Sur la scène nue, plongée dans l’obscurité, deux femmes et deux hommes aux silhouettes sculptées par la lumière, habillés d’un enchevêtrement savant de tissu. Le décor initial, les accessoires ont disparu au fil des répétitions pour laisser place à un dénuement complet. Le Quatuor vocal Nomad – composé de Valérie Joly, Vincent Audat, Marie-Claude Vallez et Jean-Yves Pénafiel – est né au Théâtre du Lierre, en 1984, lors de la création de Opéra nomade. Depuis, le compagnonnage avec Farid Paya s’est prolongé tout naturellement pour donner naissance aujourd’hui à La Danse de Ciguri.
“Notre technique de travail, explique Farid Paya, c’est la tradition orale : apprendre les musiques en les écoutant. Comme nous apprenons tous des chansons dans notre vie quotidienne. Depuis 1984, le Quatuor a acquis un répertoire très varié. Tout est appris par cœur, ce qui permet de se fabriquer un imaginaire théâtral. On travaille aussi à savoir comment le corps s’allie au chant.”
Celui qui chante se raconte une histoire, une émotion ; celui qui l’écoute s’en bâtit alors d’autres, similaires ou différentes. C’est dans cette liberté et dans les limites infinies d’une création que Farid Paya se plaît à conduire les spectateurs.
“J’aime bien, de temps en temps, faire des spectacles où il n’y a pas d’histoire réelle, mais où c’est la musique qui crée le parcours de l’histoire”, conclut Farid Paya.
Le Figaro
C. J.
1993-1994 | Sénèque
Les Troyennes | Thyeste
Farid Paya : Sénèque d’aujourd’hui. Impressionné par les nouvelles traductions de Florence Dupont, le metteur en scène monte “les Troyennes” et “Thyeste”, deux tragédies dans lesquelles il entend les échos du monde d’aujourd’hui.
Le Quotidien de Paris
Propos recueillis par Noémi Constans
4 janvier 1994
L'article intégral
Farid Paya : Sénèque d’aujourd’hui. Impressionné par les nouvelles traductions de Florence Dupont, le metteur en scène monte “les Troyennes” et “Thyeste”, deux tragédies dans lesquelles il entend les échos du monde d’aujourd’hui.
Farid Paya a toutes les apparences d’un doux. En le voyant, souriant, raffiné, prendre le thé chez Angelina, on ne croirait jamais que dans les deux pièces de Sénèque qu’il a décidé de monter, il est question de massacre, de génocide et même d’anthropophagie. Thyeste est le récit de la vengeance d’Atrée, roi d’Argos qui fait mine de se réconcilier avec son frère, l’invite à partager le trône, et lui donne à dîner ses propres enfants, comme l’avait fait autrefois son ancêtre, le monstrueux Tantale. Les Troyennes commencent après la chute d’Ilion et le massacre de ses habitants. La tuerie ne s’arrête pas, car les Grecs veulent maintenant le sacrifice de Polyxène, dernière fille d’Hécube, et surtout l’extermination de la race troyenne grâce au meurtre de l’enfant d’Hector, Astyanax.
Pour raconter ces atrocités, Sénèque ne mâche pas ses mots. Chez lui, l’expression du deuil n’est pas une molle jérémiade. Voici par exemple Hécube dans les Troyennes pleurant son fils Hector : “Pour toi Hector je blesse ma chair/Pour toi je laboure mes épaules sanglantes/Pour toi je me frappe la tête/Pour toi je me lacère les seins/Je veux que le sang coule.” C’est ce côté direct qui a plu à Farid Paya. “Sénèque traite de la violence de façon très forte”, explique-t-il. “Je pense que l’homme est violent et Sénèque lui tend le miroir. Nous avons trop tendance à oublier qu’il y a cinquante ans nous avons pu faire les pires horreurs. Dans les Troyennes, Pyrrhus veut du sang. Il dit en substance que rien ne leur interdit de tuer les prisonniers. Et Agamemnon lui répond en vieux politicien roublard dans la langue de bois. Je suis sûr que l’état-major parle comme ça. Il est également question dans ces pièces de tombes profanées. Les références à l’actualité d’aujourd’hui sont évidentes. Nous ne sommes pas plus civilisés qu’il y a deux mille ans. Mais nous tournons énormément autour du pot. Sénèque y va plus directement. En enlevant les caches, il nous fait toucher l’essence.”
Pour Farid Paya, le théâtre de Sénèque est particulièrement indiqué pour l’époque actuelle à cause de sa dimension politique. “Les Grecs se sont posé des questions d’ordre ontologique comme ‘Quelle est notre liberté par rapport aux dieux.’ L’homme latin est plus pragmatique et s’est interrogé sur les institutions et le pouvoir. La question que se pose Sénèque est généralement : peut-il y avoir une monarchie juste ? Il reprend l’histoire grecque avec un regard politique sur la tyrannie comme le fera plus tard Shakespeare. Or, la situation que nous vivons est très ‘borderline’, nous avons besoin de cette réflexion et de cette lucidité politique.”
D’après lui, ces pièces qui collent si bien à notre époque chaotique ne l’auraient probablement pas intéressé dix ans auparavant. C’est ici et maintenant qu’il fallait les monter. Et de fait, cette décision s’est prise en un temps record. Une nouvelle traduction du théâtre de Sénèque paraît. Farid Paya l’achète, la dévore et, le jour même, il téléphone à la traductrice pour parler d’une éventuelle mise en scène. Il faut préciser que la traduction est excellente et Farid Paya ne lui ménage d’ailleurs pas ses éloges. “Elle est agréable à lire, à dire et à entendre. Le langage est très contemporain et Florence Dupont qui s’intéresse énormément au théâtre a fait un effort pour que le texte soit fluide. Les acteurs ont eu un plaisir fou à le dire.”
Lors des répétitions, il a fait en sorte que le jeu soit le plus simple et le plus concret possible afin d’éliminer tout pathos. Mais il ne s’agit là que de la partie visible de l’iceberg. En amont, se fait tout un travail de recherche avec une équipe de comédiens à peu près fixe. Ensemble ils cherchent “comment l’énergie la plus charnelle amène le texte” grâce à des exercices que Farid Paya a réinventés à partir des arts martiaux qui, dit-il, “sollicitent énormément les centres énergétiques du corps”. Entre deux spectacles, ces ateliers continuent. Farid Paya demande aussi à ses comédiens qui, pour la plupart, travaillent avec lui depuis longtemps, de savoir “bien bouger et chanter”. Ce metteur en scène atypique avoue, en effet, “se balader depuis toujours entre la musique et le théâtre ”. Et si dans ces deux pièces le théâtre l’emporte sur le chant, contrairement à l’Opéra nomade créé il y a quelques années, la musique est toujours présente et les comédiens prennent, quoi qu’il arrive, leur respiration très bas, comme le font les chanteurs, ce qui permet de mieux travailler “la couleur de la voix”.
Il a également tenu à prendre pour ces deux spectacles un conseiller chorégraphique. “Je voulais obtenir une unité stylistique au niveau du mouvement. Il n’a rien chorégraphié, mais nous avons eu ainsi un alphabet de mouvements à notre disposition.” Tel un alchimiste, Farid Paya opère depuis des années la fusion entre le chant, la parole et la danse. En ce qui concerne le mélange des ethnies, il arrive avec son costumier et scénographe, Jean-Pierre Capeyron, à un état d’imbrication tel que les gens auront l’impression d’un peuple imaginaire et, grâce aux différents éclairages, changeant. “Dans Thyeste par exemple, les costumes sont des bustes en cuir posés sur le corps. Selon les éclairages, on croit voir un torse nu, une armure, ou même Mad-Max.”
De même les chants sont depuis toujours dans les spectacles de Farid Paya, dans une langue imaginaire. Des formules magiques ? Qui sait ? En fait, cet homme qui boit tranquillement son thé veut qu’en sortant de son spectacle nous soyons émus, remués, habités et, peut-être aussi, enchantés dans tous les sens du terme.
Le Quotidien de Paris
Propos recueillis par Noémi Constans
4 janvier 1994
1993-1994 | Sénèque
Thyeste
Un chef d’œuvre nouveau. Qui disait que le théâtre de Sénèque était un “théâtre à lire” – d’ailleurs ennuyeux comme la pluie… Et que voit-on au Théâtre du Lierre ? Une œuvre virulente, d’une insolente jeunesse, la parabole époustouflante de la violence universelle. Une grande œuvre théâtrale inconnue, magnifiquement traduite par Florence Dupont et somptueusement servie par les comédiens de Farid Paya.
Théâtre/Public
Anne Ubersfeld
L'article intégral
Un chef d’œuvre nouveau. Qui disait que le théâtre de Sénèque était un “théâtre à lire” – d’ailleurs ennuyeux comme la pluie… Et que voit-on au Théâtre du Lierre ? Une œuvre virulente, d’une insolente jeunesse, la parabole époustouflante de la violence universelle. Une grande œuvre théâtrale inconnue, magnifiquement traduite par Florence Dupont et somptueusement servie par les comédiens de Farid Paya.
La fable est une épouvantable histoire familiale. L’ancêtre Tantale a essayé de provoquer les dieux de l’Olympe en leur donnant à manger les morceaux de son propre fils Pélops. Les dieux ont flairé le piège, refusé le diner et ressuscité Pélops. Tantale est puni aux Enfers par le supplice… de Tantale. Mais la malédiction continue : les deux fils de Pélops refusent de partager le pouvoir. Thyeste séduit la femme de son frère Atrée et obtient par elle le fétiche auquel le pouvoir est attaché. Atrée se défend et exile son frère. Mais l’angoisse le tient et il ne se juge pas assez vengé. La pièce commence au moment où Atrée ourdit contre son frère un complot atroce : il le rappelle d’exil en lui proposant amitié et partage du pouvoir. Thyeste cède à la tentation. Mais au cours du banquet de réconciliation, Atrée lui fait manger ses propres fils.
Telle est l’histoire que raconte ce texte sublime et difficile, qui met en scène la transformation d’Atrée en monstre. Une immense profération. Beaucoup de faux dialogues où la parole du héros est simplement ponctuée d’interventions mineures de la part d’un interlocuteur à l’identité pas ou peu marquée (le chœur). Peu de vrais dialogues ; à peine peut-on compter l’échange entre Atrée et son courtisan, où ce dernier apparaît comme une voix possible dans la pensée d’Atrée. Deux vrais dialogues – mais quels dialogues ! – dans le premier de ces face-à-face fraternels. Atrée tend son piège et conduit son frère à la réconciliation. Dans l’autre, il lui explique avec détails comment il lui a fait manger ses fils. Immenses récits : ceux du chœur, ceux de l’ancêtre Tantale ; grandes lamentations/jubilations des personnages. Le spectateur pourrait être balancé entre l’horreur et l’ennui. Ici, point : fasciné par la parole et le spectacle, il suit la fable terrible et simple.
L’espace : une sorte d’arène à demi-circulaire, cernée par des parois d’un bois magnifiquement veiné, avec une large ouverture au fond, par où apparaît le fantôme de Tantale. Une grande pierre ronde barre ce fond. Espace où les protagonistes dessineront des figures d’une grande beauté. Le chœur, réduit à trois femmes, de fonctions diverses, danse et chante. Et la musique et la danse donnent à l’épure tragique sa chair visuelle et passionnelle. Danse limitée à quelques gestes, à des mouvements qui font onduler et briller les robes somptueuses et sobres des trois femmes.
Femmes ? Erinyes, sorcières, belles, effrayantes, avec leurs sourires ou leurs masques d’horreur à bouche ouverte. En face, les trois hommes, les trois monstres. Le fantôme Tantale (Franck Dinet), image de l’horreur héréditaire sise au cœur du criminel, passe de la déploration à la provocation hypocrite en direction d’un Atrée monstrueux de violence concentrée et comme paisible (Philippe Dormoy). Quant à Thyeste, Jean-Yves Pénafiel, il porte sur ses épaules le poids du tragique avec une sorte de confiance naïve. Voix grave et profonde, voix de héros – dont il joue parfois en violoncelle, parfois à la limite du cri. En contraste, la voix sèche, métallique, d’Atrée.
Le chant : les cris inscrivent l’horreur à l’intérieur de la musicale beauté. Admirable musique, puissante et discrète, de Michel Musseau. Car ce Thyeste est aussi un opéra ; et, dans les moments – courts et forts – où les trois femmes chantent et dansent, musique et chants, sans complaisance, servent le texte et la fable. Et la beauté visuelle du spectacle, costumes, mouvement, lumières, efficaces sans effort, tient au surprenant équilibre entre la splendeur sensuelle et la violence tragique. C’est probablement la clef du spectacle : faire de la beauté musicale et visuelle le relai, le tremplin qui permet au spectateur de s’arrêter sur l’être-là de la performance, pour rebondir vers l’horreur. L’illusion et sa dénégation fléchissent devant la force du réel scénique, qui apparaît alors, paradoxalement, comme l’évidence et le garant de l’horreur. Recette du théâtre latin, mais l’effet en est moderne, et l’esthétisme ne noie pas la violence, il en est la source et la caution.
Le spectacle ne réfère pas au code imaginaire d’un spectacle ‘à l’antique’. Plutôt, avec discrétion, à des sources extrême-orientales. A un ‘ailleurs’ dont la référence n’est pas marquée. Mais qui, loin de désamorcer la violence, s’accorde à notre sentiment moderne de l’horreur.
Théâtre/Public
Anne Ubersfeld
1998-2004 | Le Sang des Labdacides
Laïos | Œdipe Roi | Œdipe à Colone | Antigone
Après huit heures de spectacle, en deux soirées et quatre parties, la sensation qui reste, après les applaudissements du public à la fin du Sang des Labdacides, est d’avoir assisté à une cérémonie initiatique, à un privilège rare qui côtoie la perfection.
El Mundo (Espagne)
Javier Villan
Festival Madrid Sur et Festival d’Automne de Madrid
L'article intégral
Après huit heures de spectacle, en deux soirées et quatre parties, la sensation qui reste, après les applaudissements du public à la fin du Sang des Labdacides, est d’avoir assisté à une cérémonie initiatique, à un privilège rare qui côtoie la perfection.
Après le suicide de son épouse Eurydice et de son fils Hémon, la folie de Créon secoue la scène. Se produit ce mouvement de pitié et de purification que la tragédie devait susciter chez le spectateur. Les applaudissements ont un frisson inconnu, une sourde intensité qui va en augmentant jusqu’à la plénitude de l’étonnement et de la perplexité. Un magnifique spectacle qui entre directement par les sens et suspend à plus tard l’exercice de l’intelligence. Le Festival de Madrid Sur a amené à la périphérie de la capitale le théâtre du Lierre une compagnie qui est un exemple vivant de métissage culturel.
Farid Paya a reconstruit sous le titre Laïos ce qu’a pu être la tragédie initiale du cycle. Il a écrit comme un Sophocle moderne, ce que fut le premier oracle maudit. Bien que chaque tragédie possède ses propres caractéristiques, un fil conducteur les unit.
Sur le plan plastique, le passage du temps se manifeste dans de subtils changements de costumes, par l’accumulation progressive de la végétation, de l’ambiance désertique de Laïos jusqu’à l’arbre gigantesque de Antigone, un arbre tombeau, un arbre funéraire, en passant par l’exubérance de Œdipe à Colone. Dans l’aspect argumentaire et idéologique, le point commun est la raison d’état, plus accentuée dans Antigone, et la force du pouvoir face à l’éthique individuelle : Laïos plus prisonnier du pouvoir que de l’oracle et Créon esclave de la loi en face de la pitié et de la tolérance.
La touche shakespearienne, l’obscurité de Antigone, est la fin d’une tétralogie qu’aucun amateur de la mythologie tragique ne peut omettre de voir. Mais la vraie substance unificatrice est la qualité du plateau, une direction transparente et un travail d’acteur mémorable : deux comédiennes et cinq comédiens, jouent les rôles principaux et secondaires d’une façon exemplaire. Farid Paya donne une idée d’un texte tragique inséparable du chant et de la musique. Les interprètes modulent avec exactitude la voix en passant de l’hymne à la parole qui est parfois similaire à certaines formes de théâtre oriental : le Kabuki peut-être.
El Mundo (Espagne)
Javier Villan
Festival Madrid Sur et Festival d’Automne de Madrid
1998-2004 | Le Sang des Labdacides
Laïos | Œdipe Roi | Œdipe à Colone | Antigone
Farid Paya est le maître des lieux, metteur en scène et pour l’occasion auteur d’une tétralogie : le Sang des Labdacides. Au Théâtre du Lierre, c’est le portrait complet de cette famille qui régna sur Thèbes, la famille d’Œdipe. Farid Paya répond à la question : avant Œdipe qui y avait-il ?
France Musique
Hélène Jarry
19 février 1998
L'article intégral
Farid Paya est le maître des lieux, metteur en scène et pour l’occasion auteur d’une tétralogie : le Sang des Labdacides. Au Théâtre du Lierre, c’est le portrait complet de cette famille qui régna sur Thèbes, la famille d’Œdipe. Farid Paya répond à la question : avant Œdipe qui y avait-il ? Laïos, père d’Œdipe. Sophocle avait beaucoup écrit sur Œdipe mais Farid Paya comble un vide en nous racontant les aventures de son père. Apparaissent des personnages dont nous ne connaissons pas l’histoire, comme par exemple Tirésias qui a eu une vie tout à fait séduisante, il a été sept ans homme et sept ans femme avant de devenir aveugle et devin.
Si je viens vous parler de ces spectacles sur une chaîne musicale, c’est parce qu’au Théâtre du Lierre, expression théâtrale et expression musicale sont intimement liées. C’est toujours très agréable d’entendre des comédiens qui savent chanter ; les voix parlées sont extrêmement bien posées, ce qui procure un très grand plaisir. Dans ces tragédies, le compositeur Michel Musseau a écrit des polyphonies interprétées a cappella par les comédiens, ce qui donne un folklore imaginaire de la cour de Thèbes des plus réussi. C’est absolument magnifique, archaïque et somptueux comme le sont d’ailleurs les costumes que je vous incite à aller admirer. Pour ce qui est du jeu théâtral tout se passe à l’intérieur de l’enceinte de la ville de Thèbes, en proie aux méfaits de la Sphinge. Tout le monde se demande comment s’en débarrasser. Les acteurs masculins sont excellents. Ce spectacle va avec le temps atteindre un dépassement dont on a un petit peu besoin. Je vous le recommande vivement. Ce que je trouve formidable, c’est que quelqu’un qui a élu domicile dans un coin aussi reculé que la rue du Chevaleret, arrive non seulement à produire des spectacles de qualité mais aussi à faire venir un public nombreux. Il faut vraiment se déplacer !
France Musique
Hélène Jarry
19 février 1998
1998-2004 | Le Sang des Labdacides
Laïos | Œdipe Roi | Œdipe à Colone | Antigone
À la pointe du théâtre : Le passé c’est le futur. Le théâtre français le plus imaginatif des vingt dernières années a souvent pris place loin du centre théâtral de Paris, à sa pointe, tant artistiquement que géographiquement.
International Herald Tribune
Katherine Knorr
25 février 1998
L'article intégral
À la pointe du théâtre : Le passé c’est le futur. Le théâtre français le plus imaginatif des vingt dernières années a souvent pris place loin du centre théâtral de Paris, à sa pointe, tant artistiquement que géographiquement.
L’idée de “à la pointe” est mieux adaptée que l’idée un peu usée d’avant-garde, qui utilise l’excessif, l’obscène, le laid, souvent sans aucune autre idée. Le meilleur théâtre contemporain n’a pas peur de regarder en arrière, pour croire dans le sublime, et interroger les anciennes questions.
Parmi ces théâtres, Ariane Mnouchkine près du château de Vincennes et Peter Brook aux Bouffes du Nord sont internationalement reconnus. À présent une petite compagnie à la pointe Est de la ville de Paris, non loin de la nouvelle bibliothèque nationale aux allures un peu sinistres, a débuté un cycle grec ambitieux appelé Le Sang des Labdacides. Il faut le dire haut et fort, c’est l’un des théâtres les plus intéressants de Paris.
Le Théâtre du Lierre a été fondé en 1980 par Farid Paya, dans un dépôt appartenant à la SNCF. Actuellement, avec seulement sept acteurs éclectiques aux talents multiples il débute les deux premiers spectacles de ce cycle sophocléen en quatre parties. Mais avec un “truc”.
Le “truc” est que Paya a lui-même écrit la première pièce Laïos, enquêtant sur ce qui a précédé Œdipe Roi. Dans cette pièce Jocaste s’éveille après un cauchemar terrifiant et pestilentiel indiquant que la Sphinge détruit Thèbes. Laïos raconte comment Œdipe enfant fut abandonné comme mort, et montre la grande amertume qui s’est installée entre les deux parents depuis que Laïos a décidé d’écouter l’oracle et préféré, comme le dit Jocaste, sa propre vie à celle de son fils.
Ses représentations envoûtantes sont un assemblage de poésie, de danses et de chants polyphoniques, dans une scénographie simple, et non – quel mot affreux – minimaliste. Les vêtements colorés, culturellement indéfinissables – ils semblent tour à tour japonais, russes, chinois, gitans, amérindiens – combinés à une musique formée de mots appartenant à aucune langue (et donc peut-être à toutes) fait de ces mises en scène un véritable “art mondial” dans le meilleur sens du terme.
“J’ai l’avantage d’avoir deux cultures extrêmement mélangées”, dit Paya, qui est né en Iran d’un père iranien et d’une mère française et a fait ses études en France dans les années 70 (étrangement, il a un diplôme d’ingénieur). “Parce qu’après tout la France est un pays de grande migration, en dépit de ce qu’en dit Monsieur Le Pen. L’Iran aussi est un pays extrêmement divers”.
Paya, en mettant l’accent sur les talents multiples des acteurs et en particulier sur le travail corporel – quelque chose qui a été perdu dans toutes les adaptations loufoques des classiques afin de refléter le chaos moderne – est profondément intéressé par la musique traditionnelle et la danse à travers le monde. “Le théâtre iranien est encore très chanté”, dit-il.
“Au début, quand j’ai demandé aux acteurs de chanter, le but n’était pas d’avoir des voix lyriques. Nous avons essayé de regarder le monde entier, de considérer l’héritage musical. Il y a beaucoup de musiques de tradition orale qui utilisent le timbre et le placement de la voix de manière différente du Bel Canto, et ces voix sont plus proches du théâtre”.
“Les musiques traditionnelles sont liées à des circonstances spécifiques – des funérailles, le travail. Il y a toujours un événement humain qui justifie cette musique. Nous recherchons donc des musiques ethniques, et à travers le théâtre nous créons des circonstances liées à ces musiques”.
Dans le cycle Œdipe, les événements sont bien entendu universellement connus, l’obscurité qui tombe sur une civilisation à travers une famille maudite. La scène sombre avec son petit feu et sa fontaine fine et jaillissante, le visage dramatique et le maquillage corporel des acteurs, leurs plumes et leurs perles et les changements soudains d’humeur, variables comme le temps, en font un théâtre extrêmement puissant.
Tous les interprètes sont remarquables. Jean-Yves Pénafiel joue Laïos et Œdipe, avec le désespoir et la folie de la tyrannie impotente, et Valérie Coué-Sibiril une Jocaste tragique défiant les dieux mais aussi très provocante. Aloual est un Tirésias “funky” et Bruno Ouzeau un Créon ambigu et pervers, mais racontant en tout état de cause la vérité. Antonia Bosco, Jean-Louis Cassarino, et David Weiss complètent ce plateau très fort et la voix très pure de Bosco donne la tonalité. La musique est de Michel Musseau et les costumes de Evelyne Guillin. Le Théâtre du Lierre est un contrepoint face aux tendances en vogue depuis les années 60 qui ont essayé de rendre les pièces classiques “pertinentes” et ont fini par les rendre insipides. “Je trouve – c’est dur à dire – qu’il y a beaucoup de théâtre mort en France”, dit Paya. “Quelque chose de mauvais s’est passé pendant les années 70 et 80, les acteurs ont été réduits par les metteurs en scène. On a eu le règne des metteurs en scène, les grands effets de lumière et de scénographie, et à côté de cela des acteurs qui ont été là pour valoriser l’image du metteur en scène. C’est l’acteur qui est le véritable véhicule de l’émotion et de l’énergie du théâtre. Un metteur en scène met en scène pour un acteur.”
“Je crois que la beauté de la mise en scène n’est justifiée que si les acteurs sont bons, c’est-à-dire s’ils sont forts. Et c’est quelque chose qui a été sacrifié. On a perdu les techniques de l’acteur. Le bonheur du public est lié à celui de l’acteur. C’est ça l’humanité du théâtre.”
Tourner à l’étranger a permis à la compagnie de voir jusqu’où ce que Paya appelle “l’alchimie” du théâtre, de la danse et de la musique, peut communiquer à travers les barrières linguistiques. “Nous avons représenté des spectacles où l’histoire est entièrement racontée avec de la musique. Donc nous avons pu aller dans des pays non francophones. Mais même avec du texte, quand le visuel et le musical sont importants nous avons pu voyager parce que les textes tragiques sont bien connus. Nous avons trouvé que le corps pouvait se substituer au langage.”
En écrivant son Laïos, Paya a créé des personnages et a inventé une vie intérieure pour Laïos (fils de Labdacos) qui le rend plus profond et plus fragile qu’on aurait pu le croire. Il n’a pas voulu aller jusqu’à “l’origine de la malédiction, ni dire que cela constituait un péché originel, car ceci est un concept judéo-chrétien”. Il a voulu plutôt montrer “que l’homme a toujours eu des interrogations et un besoin de chercher – d’où cette grande quête de soi de la part de Laïos, qui perd tout et qui va à la mort sachant ce qui va lui arriver. J’ai trouvé que raconter ce courage, cette solitude était une bonne idée.”
International Herald Tribune
Katherine Knorr
25 février 1998
2005-2006 | L’Épopée de Guilgamesh
D’un crépuscule à l’autre. “Faire théâtre de tout.” Le mot d’ordre d’Antoine Vitez est bien connu. Trop bien connu sans doute : la plupart du temps on ne le comprend pas. On s’en réclame trop souvent pour mettre sur scène n’importe quoi, n’importe comment. Il ne suffit pas de faire dire un texte sur une scène devant un public pour qu’il y ait théâtre.
La Revue Europe
Karim Haouadeg
L'article intégral
D’un crépuscule à l’autre. “Faire théâtre de tout.” Le mot d’ordre d’Antoine Vitez est bien connu. Trop bien connu sans doute : la plupart du temps on ne le comprend pas. On s’en réclame trop souvent pour mettre sur scène n’importe quoi, n’importe comment. Il ne suffit pas de faire dire un texte sur une scène devant un public pour qu’il y ait théâtre. Dans la phrase de Vitez, le verbe est premier. En ce qui concerne le sens également. Faire théâtre, cela implique un travail spécifique que ne peut réaliser que celui qui sait ce qu’est le théâtre, ce qu’est une scène et comment on s’adresse à un spectateur. Farid Paya a réussi magistralement à faire théâtre d’un texte qui semble pourtant s’y prêter moins que tout autre peut-être : L’Épopée de Guilgamesh. Longtemps sans doute, l’histoire du héros sumérien qui cherchait l’immortalité s’est transmise oralement. Puis, il y a quatre mille ans, on l’a gravée sur des tablettes d’argile. Cela en fait la plus vieille épopée de l’histoire de l’humanité qui nous soit parvenue. Il a fallu pour Farid Paya écrire un texte jouable et trouver des moyens spécifiques pour représenter les différents personnages, dieux et déesses, héros et créatures fantastiques, hommes et femmes, qui interviennent dans cette légende immense, qui s’attache à dire le monde tout entier.
Tout d’abord les dieux créèrent Guilgamesh, roi de la cité d’Uruk, homme à la beauté parfaite et à la force sans pareille. Mais Guilgamesh règne avec violence et les hommes se plaignent aux dieux, leur demandant de créer un être aussi puissant que lui pour qu’il combatte leur roi. Aruru, la déesse génitrice, entend leur plainte et crée le double de Guilgamesh, Enkidu, une créature sauvage, mi-homme mi-bête. Il protège les gibiers, et défait les pièges posés pour les capturer. Pour faire sortir Enkidu de sa sauvagerie, on lui envoie une fille de joie servante d’Ishtar, la déesse de l’amour. Devenu humain à part entière, Enkidu décide de se rendre dans la cité d’Uruk pour combattre et vaincre Guilgamesh et affirmer ainsi sa suprématie. Mais lors du combat, chacun découvre en l’autre son semblable. Le combat se termine sans vainqueur et une amitié intense lie désormais les deux héros. Ils décident de réaliser un exploit en commun qui immortalisera leurs deux noms. Ils quittent la cité et tuent le géant Humbaba, le gardien de la forêt. À leur retour à Uruk, les deux amis sont accueillis avec enthousiasme. Ils sont alors au sommet de leur gloire. Voyant la beauté de Guilgamesh, Ishtar lui propose de l’épouser. Mais le héros, rendu méfiant par la sinistre réputation de la déesse, refuse. Ishtar, humiliée, envoie le Taureau du Ciel tuer Guilgamesh, mais celui-ci, aidé par Enkidu terrasse l’animal fantastique. La déesse crie vengeance, et exige réparation. Enkidu devra mourir. Il tombe malade et voit en songe le pays des morts. Après le décès de son ami, Guilgamesh n’a plus qu’une idée : trouver le secret de la vie éternelle. Il se dépouille de ses habits royaux et vêtu de peaux de bêtes, part vers le lointain. Il lui faudra traverser les mers pour rencontrer Utnapishtim. Celui-ci lui révélera que seul l’homme qui accepte sa condition de mortel peut connaître le bonheur. Guilgamesh n’a pas trouvé ce qu’il cherchait, mais c’est riche de sagesse qu’il rentre à Uruk. Pour notre édification, il gravera toute son histoire sur la pierre.
Cela fait maintenant un quart de siècle que le Théâtre du Lierre, sous l’impulsion de son directeur et fondateur Farid Paya, est le lieu d’une réflexion active, vivante, riche, sur le travail du comédien. Jusqu’à présent cette réflexion avait surtout porté sur la tragédie, qu’il s’agisse de la tragédie grecque, de la tragédie de Sénèque ou de la tragédie racinienne. Sans doute fallait-il en passer par là avant de s’attaquer à cet exercice éminemment complexe : transformer une épopée en drame. Si la réussite est patente, c’est d’une part grâce à un travail d’écriture remarquable, et de l’autre grâce à une mise en scène à la fois lisible et cohérente. C’est aussi, bien entendu, grâce à des comédiens-chanteurs-danseurs parfaitement maîtres de leur art. La scène où se déploie le jeu est un grand cercle ocre. Au fond, côté jardin, sept oriflammes mobiles figurant des dieux. Côté cour une coulée d’eau. Au début de la pièce, tous les comédiens arrivent ensemble, dans des costumes bariolés, conversant entre eux dans un dialecte incompréhensible. C’est également dans cette langue imaginaire qu’ils chantent. La musique de Michel Musseau contribue d’ailleurs grandement à donner le sentiment qu’on a affaire à un peuple authentique : ces chansons, pourtant composées tout exprès, semblent venir de loin. Ces modernes Sumériens se constituent en un chœur, qui est le personnage premier de la pièce, à la fois du point de vue chronologique et du point de vue logique. Les comédiens se séparent de temps à autre du chœur pour interpréter tel ou tel rôle, puis se fondent à nouveau dans ce personnage collectif. Le récit n’est pas ici l’épanchement d’un individu, mais l’expression de tout un peuple. Et de ce fait, qu’on le veuille ou non, on l’écoute différemment. Cette prééminence du collectif est encore renforcée par le fait que chaque comédien, à part Pascal Arbeille qui interprète Guilgamesh, joue plusieurs rôles. Les changements de rôles se font à vue. Pour interpréter les dieux, un comédien avance l’oriflamme qui figure le dieu en question et modifie sa voix. Parfois, les autres comédiens, restés aux limites du cercle central réagissent au jeu qui se déploie au centre de la scène, en spectateurs qu’ils sont pour un temps.
Si Farid Paya a conçu une mise en scène aussi exigeante, c’est qu’il a pu compter sur des comédiens admirables. On les sent soudés par un véritable esprit de troupe et prêts à relever chaque soir le défi d’une représentation où il faudra chanter, danser et jouer la comédie ensemble, et se fondre dans le groupe, se mettre totalement au service du spectacle parce que c’est là la grandeur même de leur métier. Ils se donnent sans compter, car au Théâtre du Lierre, le respect du public est de règle. Ariane Lagneau, Martine Midoux, Aloual, Pascal Arbeille, Yanis Desroc et Anthony Moreau jouent vraiment ensemble. C’est donc ensemble qu’il convient de les louer, eux et Farid Paya, pour leur talent et leur générosité.
La Revue Europe
Karim Haouadeg
2007 | Salina
Farid Paya s’empare de la mythologie imaginaire de Laurent Gaudé et met en scène une fresque épique au goût de sable et de sang, qui plonge le spectateur dans l’effroi et la fascination.
La Terrasse
Catherine Robert
Février 2007
L'article intégral
Farid Paya s’empare de la mythologie imaginaire de Laurent Gaudé et met en scène une fresque épique au goût de sable et de sang, qui plonge le spectateur dans l’effroi et la fascination.
C’est le visage salé par les larmes que la petite Salina est arrivée chez les Djimba. La mystérieuse enfant du désert est recueillie par ce peuple de guerriers fiers qui l’adoptent et la comptent bientôt au rang des filles à marier. Promise à Sissoko Djimba, l’aîné, robuste, viril et brutal, elle lui préfère son cadet, Kano, compagnon de ses jeux enfantins. Mais le clan décide des unions malgré l’évidence des attachements et impose à la rebelle l’époux dont elle ne veut pas. Tel est l’événement qui déclenche le drame et pétrifiera le cœur de Salina, devenue hyène pour se venger des loups, qui guide sa vengeance effrénée et impitoyable, jusqu’à l’extinction de sa race maudite et jusqu’à l’absurde sacrifice de sa propre existence sur l’autel de son combat. Trois parties scandent cette fresque inventée par Laurent Gaudé : “Le sang des femmes”, “La dernière vertèbre” et “Le don des larmes” et Farid Paya en fait surgir les épisodes entre un sol de sable craquelé et l’immensité d’un fond de scène dont le mutisme céruléen rappelle que les dieux de la rédemption et de l’espoir s’absentent lorsque parle la haine.
Le texte de Laurent Gaudé, riche et foisonnant, invente un univers empruntant ses formes aux grandes mythologies et creusant le filon d’une inventivité originale nourrie des thèmes fondamentaux de la condition humaine. Le sang coule entre la sueur et les larmes, les passions les plus hautes se heurtent aux plus basses : la pièce semble née du creuset matriciel de toutes les civilisations. Hors temps, hors lieu, la scénographie imaginée par Farid Paya laisse advenir ce récit semblable aux antiques légendes pour lesquelles il a une prédilection marquée. L’imagination du spectateur se déploie librement, guidée par des costumes, des musiques, des chants, des danses et des gestes rituels qui paraissent surgir de tous les confins de l’humaine diversité. Faisant alterner le mouvement de l’histoire et l’immobilité de son récit par les différents protagonistes rendus régulièrement à la simplicité du conteur, Farid Paya réussit à embarquer le public en le rendant à ses yeux et à ses frayeurs d’enfant, par la simplicité et l’authentique générosité d’un geste créatif qui ne se pique pas d’effets inutiles mais rend le théâtre à son essentielle mission de raconter, de faire rêver, de faire rire et de faire pleurer au spectacle des affres de notre espèce si folle et si vaine.
La Terrasse
Catherine Robert
Février 2007
2008-2009 | Noces de Sang
Il y a des spectacles qui frisent la perfection, qui mobilisent les médias, enfin la chose qu’il faut voir à tout prix. Il m’est arrivé de voir de tels spectacles et de ressentir un malaise, comme si cette perfection s’était faite au détriment de l’essentiel : le vivant.
France Inter
Guy Flatot
L'article intégral
Il y a des spectacles qui frisent la perfection, qui mobilisent les médias, enfin la chose qu’il faut voir à tout prix. Il m’est arrivé de voir de tels spectacles et de ressentir un malaise, comme si cette perfection s’était faite au détriment de l’essentiel : le vivant. Ce n’est vraiment pas ce que j’ai ressenti en sortant du Théâtre du Lierre d’où je venais de voir les Noces de Sang de Federico Garcia Lorca mises en scène par Farid Paya, maître des lieux depuis 28 ans. Je venais d’assister à un spectacle de qualité, dans un lieu de qualité, interprété par les comédiens de qualité de la Compagnie du Lierre. Il y avait là une unité, une mobilisation maison au service du théâtre qui a fait que pour moi cette soirée a été excellente. La mise en scène est rondement menée, alliant théâtre de tréteaux, danses, musique, moments surréalistes et dramatiques. Les costumes sont de toute beauté. Voilà un théâtre que j’aime, chaleureux et convivial.
France Inter
Guy Flatot
2008-2009 | Noces de Sang
Federico Garcia Lorca sur un plateau exigeant. Théâtre : Les Noces de sang célébrées par Farid Paya valent qu’on s’y invite.
L’Humanité
Aude Brédy
L'article intégral
Federico Garcia Lorca sur un plateau exigeant. Théâtre : Les Noces de sang célébrées par Farid Paya valent qu’on s’y invite.
Quelque vingt-six années que le metteur en scène Farid Paya œuvre au théâtre du Lierre, qu’il a fondé dans le 13e arrondissement. L’homme, cela saute aux yeux au début de Noces de sang, du poète Federico Garcia Lorca, qu’il met en scène, n’a que faire d’être moderne, de plaire. Les artifices déroutants, la confusion savamment maintenue pour elle seule, voilà ce dont son travail se passe fort bien. À l’incipit de Noces de sang donc, affirmant le désir fort, funeste de deux êtres contre l’enfermement d’une bourgade et l’injonction morale de ses habitants, arrive, magnifique, Antonia Bosco, la mère (du fiancé bientôt éconduit) et ce sont les fondamentaux du théâtre, sa rigoureuse noblesse, qui nous reviennent. La comédienne est au centre de la scène, dans la lumière, sur une estrade de bois qu’affectionnait le poète espagnol assassiné par les Franquistes. Nulle dérive du regard, Antonia Bosco, ainsi que ses pairs, fait face et a le visage habité des mots qu’elle prononce ; c’est de l’ordre de la responsabilité et cela opère jusque dans le maintien des corps, dans une dignité, songe-t-on, de la présence.
Les Noces de sang, de Farid Paya, dilatent les contours de l’Andalousie : c’est la Méditerranée plutôt, qui se déploie sur scène : “Une Méditerranée rêvée”, est-il écrit, où, par des costumes de toute beauté, une femme maure en croise une autre, longue robe noire et mantille dignes de Vélasquez ; où parfois des jeunes filles, insolentes matadors, portent costumes blancs réveillés de couleurs éclatantes.
De belle tenue, la mise en scène de Farid Paya a du souffle. Sans impression d’inertie, les comédiens sont assis sur les côtés de la scène. Jamais la musique n’est en reste, par la présence du compositeur et contrebassiste Marc Lauras, lequel attribue à chaque réplique sa propre lancinance… Souvent aussi les comédiens dansent, fête de mariage oblige. Des instants plus flottants dans lesquels nous sommes moins entrés. Comme nous sommes restés plus en retrait des scènes trempées de surréalisme, de féerie, quand la lune pactise avec la mort. Des séquences un peu en rupture avec le reste, et d’une tension vénéneuse trop soulignée.
Pour le reste, avec ses éclats de pureté brute et ses accents de rage authentique, Noces de sang, dont s’empare Farid et ses comédiens, captive, nous saisit. Mais l’on n’avait encore rien dit du chant, puissamment haut, déferlant, que les comédiens lâchent comme un cri.
L’Humanité
Aude Brédy
2009 | Le Pas de l’Homme
Un pas de plus… En sortant de la salle, l’impression est puissante ; un peu chaotique – en soi se brouillent des choses diverses, qu’il est impossible sur le coup d’exprimer avec clarté. Mais l’on est traversé. Deux semaines après avoir assisté à la première du Pas de l’Homme, rendre compte de ce que cela a été m’apparaît toujours aussi difficile.
Terres Nykthes
Isabelle Roche
17 mars 2009
L'article intégral
Un pas de plus… En sortant de la salle, l’impression est puissante ; un peu chaotique – en soi se brouillent des choses diverses, qu’il est impossible sur le coup d’exprimer avec clarté. Mais l’on est traversé. Deux semaines après avoir assisté à la première du Pas de l’Homme, rendre compte de ce que cela a été m’apparaît toujours aussi difficile. Sans doute parce que l’écriture est d’abord un exercice lié à l’intellect alors que ce spectacle ne s’adresse pas à la seule intellection – le sens qu’il véhicule est à percevoir avec tout le corps, et l’esprit n’est qu’un “prenant-part” parmi d’autres. Je suis toujours aussi peu capable de dire, d’écrire exactement ce qui se produit pendant la représentation ; je ne crois pas qu’il y ait quelque chose de définissable à comprendre, mais beaucoup, beaucoup à recevoir, à accueillir…
Le texte est épique et poétique ; il me semble relever d’une sémantique organique, qui éloigne la langue, certes parfaitement organisée et soumise aux règles de la syntaxe la plus châtiée, de sa fonction utilitaire et l’emmène sur le seul terrain de la poésie. Plus qu’une narration à proprement parler, plus qu’un « récit » — et pourtant des événements se succèdent, une progression a lieu – ce sont des harmonies sonores qui s’entendent et des forces qui se manifestent. Il n’y a pas d’époque précisément évoquée – on est dans la minéralité de l’aube du monde aussi bien que dans le foisonnement végétal d’avant l’homme, dans les balbutiements de l’Histoire où se forment les noms de monstres, ou dans la sophistication technologique – en atteste par exemple les mots “chirurgical”, “mitrailleuses”. Le texte dans la nudité silencieuse du papier imprimé, organisé par les normes de mise en page, a ses beautés propres – il faut ici prendre le temps d’écrire combien est agréable à la main et à l’œil l’objet-livre qui le contient.
Cette poésie textuelle est à son tour entraînée loin du seul domaine des mots par une transposition scénique d’une extrême sophistication. Entre “Présence” et “Nudité” – ainsi sont sous-titrés le premier mouvement, “Le miroir”, et le dernier, “La Prière et la source” – vont déferler “Les Tueurs” : mouvement central curieusement sous-titré “Absence” alors même que c’est justement là que les acteurs investissent le plateau, l’habitent de leurs gestes et de leurs paroles, occupent l’espace selon une chorégraphie évoquant tour à tour les danses rituelles, le ballet contemporain, la procession religieuse – et le jeu caricaturalement théâtral avec ses postures, sa diction outrées.
Les voix, mêlées de musique, sont à l’aune de cette variété gestuelle : chœurs et soli alternent, les registres passent de la profération à la mélodie, de la vocalise au chant d’opéra, du cri au murmure – et l’on est frappé par l’étendue des tessitures. Parfois la parole déraille : la voix s’éraille, s’écaille – se casse en menues brisures mimant ces voix fêlées de vieillards caricaturaux traversant les comédies farcesques… c’est un alliage surprenant que ce deuxième mouvement, où les danses archaïques et les masques totémiques regardent “dans le fond des yeux” si je puis dire, les références à l’opéra – ce comble de la sophistication scénique. Les costumes sont pareillement riches et variés, assemblages de matières diverses, aux couleurs de la nature – pierre et sable, lichen, un peu de ciel, aussi – travaillés en morceaux et trouées savamment agencés, ornés de fins rubans. Ils volètent au moindre geste, comme en réponse aux sifflements brefs dont les acteurs ponctuent leurs paroles et qui lacèrent l’air.
Telles des mains fermées en coupe, le premier et le dernier mouvement se font écho de part et d’autre des “Tueurs”. “Le Miroir” est une lente émergence – le prologue de l’épopée : un film projeté montre des images abstraites, des formes mouvantes couleur d’eau et de pierre sur lesquelles se détache un texte – des strophes, dites au fur et à mesure de leur défilement par des voix venues des zones laissées dans l’ombre sur les côtes. Peu à peu le bas de l’écran se teinte d’aurore. Des masses sombres d’abord informes se déploient jusqu’à ressembler à ces marionnettes indonésiennes si finement ciselées… superbe prélude au déferlement.
Les tueurs partis, le plateau est à nouveau vidé. Ne restent que les voix – présences à nouveau rejetés dans les marges sombres. Mais sur l’écran, d’abord empli d’images désertiques, peu à peu se précise un cortège. Des hommes, des femmes, des enfants… puis l’eau jaillit, efface le désert et mange tout l’espace : la source, symbole d’espoir par excellent.
“Récit en trois mouvements” — ou “en trois temps”, est-il indiqué sous le titre du poème. Pourtant, je n’ai pas eu le sentiment qu’un récit était narré mais que s’ordonnaient peu à peu, suivant un cours aux rythmes ondoyants affectés de pics et de dépressions, enrichis de ruptures savamment ménagées, tout un réseau de puissances chthoniennes et ouraniennes, lovées aussi bien dans la violence crue de certaines périodes du texte que dans les danses ou les voix poussées. Ces deux heures de spectacle sont une flamboyante sublimation de cette sauvagerie ancrée au fin fond de l’humain, dont sont pleines les épopées et les mythologies.
Le Pas de l’Homme repose, en bonne part, sur l’étonnante performance des acteurs ; leur jeu met en branle, avec force et finesse à la fois, une véritable symphonie énergétique, à laquelle les spectateurs doivent s’ouvrir corps et âme. C’est un jeu d’une époustouflante richesse, à considérer la complexité des modulations qu’ils parviennent à donner à leur voix et à leur gestuelle, et la manière dont ces modulations sont architecturées par rapport aux autres éléments scénographiques dont la présence est remarquablement ajustée. Si les apports technologiques restent très minces eu égard aux possibilités actuelles, ils sont admirablement mis en œuvre ; en des proportions si justes qu’ils s’unissent au jeu des acteurs pour ne former qu’une totalité. Lumières, musique, images projetées ne sont pas là pour “illustrer”, “souligner” ni “accompagner” : ils semblent pourvus d’une organicité analogue à celle du corps des acteurs.
Le metteur en scène a orchestré tout cela de main de maître, avec infiniment de tact et, au bout du compte, la profusion reste luxuriance. Jamais la confusion ne survient.
Aller voir Pas de l’Homme au Lierre est un moment d’exception, que l’on ne vit pas exactement en tant que spectateur parce qu’on n’assiste pas à un spectacle : on est pénétré par lui. Malgré la contemporanéité du texte et la présence de la technologie, c’est une renouée avec les créations archaïques qui s’opère ; on est confronté à d’anciennes ténèbres, individuelles et collectives. En même temps que se développe sur la scène l’épopée humaine depuis quelque “soupe primordiale” où les dieux avaient leur part – sauvage banquet ! – on sent ses profondeurs refluer ; de très vielles forces, de très vieilles racines auxquelles on ne se souvenait pas d’être lié tout d’un coup reviennent. Mais c’est une confrontation pacifiante : on quitte la salle réconcilié avec ses propres archaïsmes. Le chaos s’est ordonné, sans que meure pour autant son potentiel génésique. Et à la lumière de ce que je viens de lire dans La Tragédie grecque, je m’avise que Dionysos est formidablement honoré…
J’aime beaucoup Le Pas de l’Homme – une phrase bien plate et qui n’est certainement pas à la hauteur du don que j’ai reçu au théâtre du Lierre. C’est une expérience théâtrale hors du commun et je ne saurais la comparer à aucune autre parmi les plus fortes que j’aie vécues jusqu’à présent. Scruter de si près ce qui touche à l’humus de l’âme humaine est forcément bouleversant.
Terres Nykthes
Isabelle Roche
17 mars 2009
2012-2014 | La Trilogie Ferdowsi
Rostam et Sohrâb
J’ai adoré ce spectacle. Une véritable saga, une épopée où il n’y a pas une seule baisse de tension. Ce texte que vous avez traduit est tellement poétique. C’est rythmé du début jusqu’à la fin.
France Musique (Les traverses du temps)
Marcel Quillévéré
21 mai 2012
L'article intégral
J’ai adoré ce spectacle. Une véritable saga, une épopée où il n’y a pas une seule baisse de tension. Ce texte que vous avez traduit est tellement poétique. C’est rythmé du début jusqu’à la fin. Vous êtes un de ces rares metteurs en scène qui savent raconter des contes pendant deux heures et nous passionner. On ne s’ennuie pas un moment. Il se passe de tout sur scène : ils dansent, il y a des arts martiaux. On est épaté par les huit acteurs, tous Français, qui chantent la musique quasiment iranienne de votre compagnon de musique Bill Mahder. Un spectacle fait pour tous les âges. Il y avait des enfants à côté de moi qui, totalement pris, demandaient : “qu’est-ce qui va se passer, maman ?”, et cela au milieu des cascades, de la musique, de la danse. Vincent Bernard en jouant Sohrâb, un enfant de cinq ans, est étonnant. C’est un acteur qui a beaucoup d’avenir comme tous dans la Compagnie. Signalons aussi la performance de David Weiss, un Rostam dur et invincible, il est sûr qu’il va gagner mais il est tellement bouleversant d’humanité. Citons aussi Guillaume Caubel qui a une voix magnifique, Marion Denys, Xavier Gauthier, Thibault Pinson, Jean-Matthieu Hulin et Cédric Burgle. Il faut rendre hommage à Évelyne Guillin qui a fait la scénographie et les costumes. On dirait les enluminures de livres persans. Ne ratez pas ce spectacle de la Compagnie du Lierre de Farid Paya !
France Musique (Les traverses du temps)
Marcel Quillévéré
21 mai 2012
2012-2014 | La Trilogie Ferdowsi
Rostam et Sohrâb
Farid Paya, grand amoureux des mythes et des sagas, signe une tragédie épique d’après Le Livre des rois, du poète iranien Ferdowsi, rendant hommage et visibilité à cette œuvre immense.
La Terrasse
Catherine Robert
L'article intégral
Farid Paya, grand amoureux des mythes et des sagas, signe une tragédie épique d’après Le Livre des rois, du poète iranien Ferdowsi, rendant hommage et visibilité à cette œuvre immense.
Plateau nu, simple estrade en fond de scène pour suggérer le trône des rois ou le môle des batailles, bois brut : sur ce décor, se détachent la richesse des costumes chatoyants d’Evelyne Guillin et le magnifique tapis suspendu, aux broderies délicates, que Farid Paya a rapporté d’un de ses voyages en Inde. Comme toujours, le metteur en scène joue des contrastes pour évoquer le monde extraordinaire des légendes, dont il est un des plus précis spécialistes. Malgré les déboires qu’il a subis avec courage, en dépit de la fermeture du Théâtre du Lierre qui l’a privé de son outil, Farid Paya, artisan entêté, continue obstinément son œuvre de créateur. Adepte d’un théâtre fidèle à son essence, il raconte à la communauté assemblée l’histoire de ses origines et la nature de l’espèce humaine. L’humilité revendiquée des moyens et la volonté d’un art sans afféteries confient aux comédiens la tâche de faire naître, par la seule puissance du jeu, l’univers merveilleux dont la scène devient le cadre.
Après avoir pérégriné parmi toutes les légendes du monde, de la Mésopotamie à la Grèce, Farid Paya s’empare cette fois-ci du Shâh-Nâmeh, Le Livre des rois, composé il y a dix siècles par le grand poète persan Ferdowsi, qui y a transcrit toute la mythologie iranienne. Rostam et Sohrâb raconte un des épisodes du Shâh-Nâmeh, celui où Sohrâb, l’enfant guerrier né de l’union entre Rostam, le soldat le plus valeureux, et Tahmineh, la plus sage et la plus belle des princesses, cherche son père dans les rangs de l’armée ennemie. L’issue du combat singulier entre les deux champions offre au père une victoire amère, puisqu’il tue son fils. Rostam, invaincu, est en même temps terrassé par la pire des douleurs : celle qui inverse l’ordre du temps en faisant mourir la jeunesse avant l’âge mûr. Les comédiens de la compagnie du Lierre incarnent les héros de cette Perse mythique avec autant de précision que de fougue, faisant naître des tableaux captivants. Face au récit de l’enfance du monde et à la tragédie de ce fils grandi trop vite et trop tôt trépassé, le spectateur retrouve la joie fascinée de sa propre enfance. Farid Paya sait raconter des histoires : “Je raconterai de toutes les façons possibles car l’important pour moi est de raconter les choses aux autres, à ceux qui écoutent”, disait Giorgio Strehler.
La Terrasse
Catherine Robert
2012-2014 | La Trilogie Ferdowsi
Rostam et Sohrâb
Quand le père tue son fils. Farid Paya a écrit et mis en scène Rostam et Sohrâb, une tragédie épique librement inspirée du Livre des Rois que le poète persan Ferdowsi (vers 932-vers 1020) mit trente-cinq ans à composer. C’est un récit fondateur.
L’Humanité
Jean-Pierre Léonardini
14 mais 2012
L'article intégral
Quand le père tue son fils. Farid Paya a écrit et mis en scène Rostam et Sohrâb, une tragédie épique librement inspirée du Livre des Rois que le poète persan Ferdowsi (vers 932-vers 1020) mit trente-cinq ans à composer. C’est un récit fondateur. En prélude à un partage du monde, s’affrontent des souverains mythiques. Il s’agit ici d’une filiation prodigieuse. Sohrâb, tel Héraklès déjà doté à l’âge de cinq ans d’une force surhumaine, devra lutter contre Rostam, son père inconnu, lequel, à son grand dam, le met à mort… On retrouve avec plaisir l’esthétique propre à la Compagnie du Lierre que Farid Paya fondait en 1974 et qui s’installait en 1980 en un lieu vivant du 13e arrondissement, dont la sotte incurie des tutelles l’a chassée en 2011. Le goût du conte oriental et la soyeuse harmonie des costumes d’Évelyne Guillin, qui signe aussi avec Paya la sobre et rigoureuse scénographie dans laquelle évoluent les personnages combattants de cette histoire cruelle qui met en jeu les forces du mal pour mieux louer, à point nommer, les vertus de la paix recouvrée, vont de pair avec l’agilité des interprètes (David Weiss, Vincent Bernard, Cédric Burgle, Marion Denys, Guillaume Caubel, Xavier-Valéry Gauthier, Thibault Pinson et Jean-Matthieu Hulin) pour la plupart formés aux arts martiaux et aptes au chant, que ce soit en solo ou en chœur.
On saisit combien il peut importer à Farid Paya, né en Iran d’un père iranien et d’une mère française, de mettre au jour les racines enfouies d’une civilisation fertile, à partir du moment même où le poète imposa sa langue, qui devint nationale. Travail de passeur au sens noble du mot, d’autant plus précieux que tout ce qui touche à l’Iran, par ici, s’avance sous les dehors de la crainte et de l’information hâtive née de la propagande. Il n’est donc pas négligeable de s’étoffer l’imaginaire devant une telle représentation, qui mêle hardiment l’âpreté du sens au chatoiement du style.
L’Humanité
Jean-Pierre Léonardini
14 mais 2012
2012-2014 | La Trilogie Ferdowsi
La Tragédie de Siâvosh
Un regard persan. D’où vient pareille volte-face ? Au début de ce spectacle, on se demande ce qu’on fait là. Une scène complètement vide, sauf là-bas, tout au fond, trois marches d’escalier et une toile de soie brodée, rien d’autre.
Le Canard enchaîné
Jean-Luc Porquet
18 juin 2014
L'article intégral
Un regard persan. D’où vient pareille volte-face ? Au début de ce spectacle, on se demande ce qu’on fait là. Une scène complètement vide, sauf là-bas, tout au fond, trois marches d’escalier et une toile de soie brodée, rien d’autre. Des acteurs en costumes orientaux qui se mettent sans prévenir à chanter a cappella d’exotiques mélopées. Une histoire dont on ne sait où elle mène, avec son attirail de conte oriental qui sent le déjà-vu, un roi, une princesse, un harem, des guerriers… D’où vient que deux heures plus tard on sorte de là en ayant le sentiment d’avoir reçu une belle leçon de politique, et d’humanité, et de théâtre ?
Tous les Iraniens sont familiers du Livre des rois, ce colossal poème épique de 100.000 vers composé par un seul homme, Ferdowsi, voilà un millier d’années. Le metteur en scène franco-iranien Farid Paya s’en est librement inspiré pour composer trois pièces – indépendants les unes des autres. Dans celle-ci, on découvre le jeune Siâvosh, modèle de droiture (“Personne n’a le cœur ni la parole aussi purs que lui”), aux prises avec le monde comme il va – mal, évidemment.
Son père, le roi d’Iran, mène contre le roi du pays voisin une interminable guerre. Les deux monarques ne sont que les jouets de leur passion guerrière, de leur petitesse soupçonneuse et leurs conseillers pousse-au-crime. Tout ce qu’il faudra d’efforts à Siâvosh – le saisissant Thibaut Pinson, au sourire de statue antique – pour tenter d’établir la paix ! Car grande est la tentation, chez l’un et l’autre, de ne voir en celui qui veut la réconciliation qu’un ennemi de se persuader de sa fourberie, et de le vouloir frapper par simple application d’un principe de précaution dévoyé. Siâvosh finira égorgé, et le roi Afrâsiyâb d’exposer ses raisons : “Si je le libère, notre avenir sera incertain. / Le tuer est une souffrance pour moi. / Cependant il faut qu’il meure. Telle est la loi. / Lui vivant, nous n’aurons jamais les idées claires.” Voilà d’un mot résumés les conflits du jour, la logique des faucons et des va-t-en-guerre : on tue pour avoir les idées claires.
Et tout cela conté avec moult personnages hauts en couleur, une femme-sorcière, un déchiffreur de songes, une courtisane manipulatrice, des guerriers valeureux, d’autres haineux… Et moult rebondissements, des fœtus empoisonnés, une ordalie par le feu, des traîtrises, des champs de bataille… Sur scène, en prime, des épisodes d’action pure, combats, danse de chasse, et même un match de polo – tous les acteurs pratiquent les arts martiaux. On comprend vite qu’il n’est nul besoin de décor ni d’accessoires. Juste ce texte-fleuve inspiré, ces acteurs déliés, ce subtil surlignage musical (signé Bill Mahder)…
À la sortie, on rêve de devenir diplomate afin de réussir là où Siâvosh a échoué. On fonce emprunter le Livre des rois à la bibliothèque du coin. On réserve pour le deuxième volet, Rostam et Esfandiâr.
Le Canard enchaîné
Jean-Luc Porquet
18 juin 2014
2012-2014 | La Trilogie Ferdowsi
La Tragédie de Siâvosh | Rostam et Esfandiâr
Le Livre des Rois, le Shâh Nâmeh de Ferdowsi, poète iranien du 10e siècle, est une œuvre poétique majeure du patrimoine iranien. Elle est constituée de 120.000 vers et a demandé à son auteur trente années de travail. Il s’agissait pour son auteur de remonter aux sources de l’Iran en faisant débuter son histoire deux ou trois mille ans avant l’empire de Cyrus au 6e siècle avant J.C.
Le Monde.fr
Evelyne Trân (sur Théâtre au vent)
9 juin 2014
L'article intégral
Le Livre des Rois, le Shâh Nâmeh de Ferdowsi, poète iranien du 10e siècle, est une œuvre poétique majeure du patrimoine iranien. Elle est constituée de 120.000 vers et a demandé à son auteur trente années de travail. Il s’agissait pour son auteur de remonter aux sources de l’Iran en faisant débuter son histoire deux ou trois mille ans avant l’empire de Cyrus au 6e siècle avant J.C.
Avec un bel équipage, la Compagnie du Lierre, Farid Paya fait office de capitaine pour traverser cette mer de mots, 120.000 vers comme autant de vagues avec un objectif précis, porter le message de Ferdowsi qui en racontant les désastres provoqués par les conflits guerriers entend exalter des valeurs de droiture et de sagesse incarnées par des héros qui luttent souvent en vain contre le mal, la soif de pouvoir, la cruauté et l’aveuglement des rois.
A cet égard la Tragédie de Siâvosh rapporte de façon très lisible l’histoire d’un homme, fils de roi, prêt à renoncer à tous les royaumes et même à sa vie pour rester fidèle à son désir de justice et de paix.
A vrai dire, le désir de paix représente un véritable éveil de la conscience de Siâvosh élevé pour faire la guerre, sans états d’âme. Il s’avère que ni l’idée du destin qui présuppose que toute l’histoire des hommes est écrite et qu’il n’y aurait donc rien à faire pour conjurer les calamités, ni les liens du sang ne peuvent obliger un homme à renoncer à sa propre conscience, dès lors que de ses décisions peut dépendre la vie d’autres hommes.
Il faut reconnaître que la notion virile du guerrier en prend un grand coup. Il faut tout le souffle épique de Ferdowsi que dirige vers le public, la propre langue de Farid Paya pour faire rejaillir le courage moral de Siâvosh interprété très vivement par Thibault Pinson.
En lames de fond, tous les affects humains, jalousie, orgueil, vanité, esprit de vengeance, cupidité, soif de pouvoir, deviennent des vecteurs de guerres. Les royaumes sont rongés de l’intérieur et il faut des héros tels que Siâvosh pour repenser l’unité et la paix.
La mise en scène de Farid Paya tire profit de la beauté de la salle en pierre de l’Épée de Bois. Un carré de soie moiré de couleur sombre surplombe trois marches d’une petite estrade. Mais grâce à la clairvoyance de l’éclairagiste, le carré de soie paraît vibrer comme les plumes d’un oiseau fantastique, le phénix, tout le long de la représentation, mais de façon imperturbable, il semble qu’il représente la Sagesse.
Les costumes de toute beauté nous renvoient à l’iconographie des miniatures persanes et les chants persans parfois accompagnés des compositions impressionnistes de Bill Mahder, sont des flammes de voix, sorte de houle transversale de l’esprit ou du souffle.
Farid Paya use d’une langue sobre et juste, sans afféterie, solide levier pour les voix énergiques des comédiens engagés dans un spectacle total puisque nous assistons également à des chorégraphies d’arts martiaux saisissantes.
La Tragédie de Siâvosh est le 2e volet du Livre des Rois. Il est possible d’y assister, indépendamment du 3e volet Rostam et Esfandiâr.
Evidemment, nous avons désiré découvrir : Rostam et Esfandiâr.
Ce 3e volet d’emblée met en scène des héros invulnérables Rostam et Esfandiâr, tous deux défenseurs d’Irân qui vont s’affronter sous le regard de Simorgh le Phénix.
La présence des comédiens, Jean-Matthieu Hulin (Esfandiâr) et David Weiss (Rostam), donne un accent tout shakespearien à l’affrontement de ces deux héros. Derrière l’aspect mythologique du héros, il y a l’humain, ce que permet de faire sentir les interprètes dans cette tragédie dont le sujet, l’humiliation, est l’épine dorsale.
Dans cette pièce comme dans la précédente, la résolution des conflits doit avoir le dernier mot, le poète Ferdowsi engageant ses héros dans la voie de la conciliation. C’est ainsi qu’Esfandiâr mourant va confier l’éducation de son propre fils à Rostam son ex-ennemi, plutôt qu’à son propre père Goshtâsp, borné et impitoyable.
Pour accéder au Livre des Rois, cette monumentale œuvre de Ferdowsi, sans conteste, Farid Paya et la Compagnie du Lierre ont réalisé un travail remarquable en mettant en scène la trilogie : Rostam et Sohrâb, La Tragédie de Siâvosh et Rostam et Esfandiâr pour nous en livrer l’essence, le souffle et l’imaginaire, celui qui force l’avenir.
Nous lui sommes vraiment très reconnaissants. En effet sans références historiques, nous avons pu grâce à lui, pénétrer dans l’histoire mythologique de l’Iran, son âme poétique et ardente, ses fractures, ses rêves insoumis. Il s’agit d’un fond universel mais qui résonne de façon persane, sans exotisme. Pour tout dire, nous avons fait un magnifique voyage en Perse.
Le Monde.fr
Evelyne Trân (sur Théâtre au vent)
9 juin 2014